Lors de sa prise de parole à Toulouse le dimanche 3 avril, Jean-Luc Mélenchon s’est permis de railler le meeting que son adversaire, Emmanuel Macron, tenait la veille à l’Arena de La Défense : « La dernière fois que je suis allé à l’Arena, c’était pour voir les Pink Floyd. C’était plus rempli et moins planant. » Fustigeant le « festival de bobards » du président sortant, le candidat de La France insoumise a-t-il lui-même menti en parlant d’un concert des Pink Floyd ? Les internautes qui veillent au grain le clament : les Pink Floyd n’ont jamais joué à l’Arena, inauguré en 2017, soit plus de 30 ans après la séparation de ses membres… Mais d’autres commentateurs corrigent aussitôt les propos du candidat : Roger Waters, le cofondateur des Pink Floyd, a bien joué en 2018 à l’Arena, où il a repris de nombreux tubes du groupe. Jean-Luc Mélenchon a-t-il simplifié l’explication, ou pense-t-il réellement avoir vu le groupe au complet à l’Arena ? Ce serait tout à fait possible : la mémoire humaine est notoirement faillible, qui nous fait reconstruire des souvenirs d’évènements que nous n’avons pas vécus. En 2008, Hillary Clinton avait affirmé se rappeler d’un atterrissage en Bosnie, en 1996, sous les tirs des snipers. Les images d’archives lui avaient opposé un cinglant démenti : elles montraient une cérémonie d’accueil calme et apaisée. L’épouse de l’ancien président états-unien avait reconnu s’être « mal exprimée » (et demandé à son mari de cesser de la défendre en accumulant lui aussi les erreurs), mais les grands illusionnistes savent très bien manipuler nos souvenirs à leur profit…

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Le 8 août 1890, le journal Chicago Tribune publie le récit d’un voyage en Inde effectué par un artiste et un photographe états-unien. Les deux voyageurs racontent avoir observé en plein jour un tour miraculeux. Entouré par la foule, un fakir a jeté en l’air une pelote de corde, qui s’est déroulée vers le ciel pour se figer en position verticale. Puis un jeune garçon a grimpé à la corde avant de disparaître complètement à une dizaine de mètres du sol. Les voyageurs ont pris quelques photographies ; malheureusement, elles ne montrent rien d’autre qu’un fakir assis au sol, sans enfant ni corde. L’auteur de l’article, anonyme, propose une explication : l’appareil photo a bien capturé la réalité de la scène, mais les badauds croient sincèrement avoir vu ce qu’ils décrivent parce que le fakir a hypnotisé la foule !

Le charmeur de corde

En réalité, l’auteur n’est autre que John Elbert Wilkie, un journaliste roué au CV étonnant : il deviendra en 1898 le chef du Secret Service (ce service que l’expert en pickpocketisme Apollo Robbins a su tourner en ridicule !). Et le journal admet quelques mois plus tard que l’histoire était un canular. Pourtant, la légende du « tour de la corde indienne » est lancée : dans les décennies qui suivent, les témoignages se multiplient, offrant parfois une variation sur la version initialement publiée. Dans l’une d’elles, par exemple, le fakir appelle l’enfant disparu, qui ne répond pas ; il s’arme alors d’un couteau et se hisse à la corde. Des membres de l’enfant tombent au sol (bras, jambes, tête et reste du corps), le fakir redescend, place les membres découpés dans un panier et, après avoir formulé une incantation, le garçon bondit hors du panier, souriant.

Pourtant, les journalistes et illusionnistes occidentaux qui voyagent à travers le continent indien dans le but d’observer le tour de leurs propres yeux ne trouvent aucun magicien capable de le réaliser. Leurs interlocuteurs démentent avoir vu un tel prodige et, souvent, n’en ont même pas entendu parler. Aucune captation vidéo n’est produite, et aucune preuve n’est apportée que le tour puisse être effectivement réalisé tel qu’il a été rapporté. En 1934, le Magic Circle, la plus grande association de magie britannique, promet une récompense substantielle à tout individu qui pourrait le reproduire dans les conditions décrites ; les rares tentatives achoppent sur la disparition de l’enfant au bout de la corde.

Un voyageur anglo-hollandais raconte avoir vu des jongleurs chinois réaliser un tour similaire à Jakarta en 1670 – la version indienne serait-elle une contrefaçon ?

On croit retrouver des traces du tour jusque dans des textes du IXe siècle, et même dans l’une des éditions des mémoires de voyage de Marco Polo. Mais l’historien de la magie Peter Lamont écarte ces descriptions anciennes, qui ne correspondent pas exactement à la version de l’article de 1890 (le « tour de la corde ensanglantée », lui, peut se concevoir à la nuit tombée). En 1996, le chercheur recense avec le psychologue Richard Wiseman une cinquantaine de témoignages oculaires remontant à la fin du XIXe siècle : les descriptions les plus spectaculaires sont celles qui ont été écrites le plus longtemps après l’année alléguée de l’observation.

Dans The Rise of the Indian Rope Trick (2004), Peter Lamont présente ces témoignages comme le résultat classique d’une illusion de mémoire : les témoins n’ont qu’un souvenir imparfait de ce qu’ils ont vu et, à mesure qu’ils répètent leur histoire tout en ayant connaissance des récits d’autres témoins, leur description se déforme au point qu’ils finissent par se convaincre d’avoir vu tout autre chose que ce qu’ils ont réellement vu. En l’espèce, deux tours différents semblent se mélanger dans leur souvenir : d’un côté le tour du panier indien (on plonge des épées au travers d’un panier dans lequel un enfant s’est recroquevillé) et, de l’autre, cette illusion de rue classique dans laquelle un fakir semble flotter au-dessus du sol en se tenant à une corde – ou, peut-être, un tour consistant à faire se dresser une corde en l’air.

C’est pratique pour bien voir,
dans un meeting électoral

Il faut avoir réalisé des tours face à un public pour mesurer à quel point nous nous racontons des histoires sur ce que nous observons. En tant que spectateurs, nous passons à côté de pans entier de l’expérience qui s’offre à nos yeux, nous opérons des raccourcis hasardeux, nous exagérons des effets, et nous ajoutons même parfois des détails qui sont uniquement le fruit de notre imagination. Tout cela avec une conviction, un naturel et une innocence qui forcent l’admiration. Si vous saviez le plaisir coupable que prennent les magiciens à entendre le récit que vous faites de leurs exploits !

Pourquoi nos témoignages sont-ils aussi peu fiables ? D’abord, nous l’avons amplement illustré sur ce site : nous sommes victimes de quantité d’erreurs de perception. Notre souvenir d’un évènement est donc limité, en premier lieu, par la qualité de l’information que nous encodons : si notre perception est biaisée, notre mémoire ne pourra travailler qu’avec une version de l’histoire entretenant déjà un rapport assez lâche avec la réalité.

Mais il y a pire : notre mémoire ne fonctionne pas comme l’image classique que l’on s’en fait, celle d’un disque dur sur lequel les données liées à une expérience seraient stockées en totalité, dans un espace précisément défini, prêtes à être récupérées dans leur intégrité à tout moment. Ce n’est pas du tout le cas : nos souvenirs n’encodent qu’une petite partie de notre expérience, et ne sont pas enregistrés en des points discrets, mais via des réseaux distribués à travers le cerveau. Par ailleurs, cette configuration éclatée n’est pas statique mais dynamique : chaque nouvelle information est connectée à l’information préalablement enregistrée, ce qui affecte la globalité du réseau existant, et donc la façon dont il se rappelle à nous.

Des souvenirs constamment réécrits

Le simple fait de mobiliser ce réseau en accédant au souvenir qu’il encode a pour conséquence de le modifier : certaines parties sont élaguées, d’autres consolidées. En clair : notre mémoire se reconstruit à chaque fois que l’on se remémore quelque chose. Raconter un évènement, c’est donc en réalité se le raconter à nouveau à soi-même, et cette nouvelle manière de le raconter vient colorer, pour le meilleur et pour le pire, le souvenir initialement encodé.

Or, comme nous n’avons enregistré que certains aspects de l’expérience vécue, le cerveau n’a pas d’autre choix que de combler le vide à la volée, lorsqu’il se remémore un évènement : il bouche les trous avec ce qu’il a sous la main, c’est-à-dire des détails qui lui paraissent suffisamment plausibles. Ce processus de reconstruction est évidemment sujet à des erreurs : nous pouvons aisément mélanger le souvenir d’éléments réels à des bribes d’autres souvenirs, voire à des suggestions poussées par des acteurs mal intentionnés. Et c’est ainsi que naissent les faux souvenirs sur lesquels portent les recherches d’Elizabeth Loftus depuis les années 1970.

La psychologue a mis en évidence différents moyens d’altérer les souvenirs. Par le seul choix des mots dans une question, par exemple, un effet d’amorçage peut orienter les détails de la remémoration d’une scène. Dans une expérience fameuse, Elizabeth Loftus a diffusé une vidéo d’accident de la circulation à des volontaires. Suivant qu’elle leur demandait ensuite de se remémorer la façon dont la voiture avait « percuté » (« hit ») ou « défoncé » (« smashed into ») l’obstacle, leur estimation de la vitesse de la voiture différait significativement.

Trois causes de faux souvenirs

L’hypnose et les différentes nuances de suggestion peuvent carrément aboutir à la création de faux souvenirs. Lors de procès retentissants, dans les années 1990, les travaux de la psychologue ont permis d’accuser des psychothérapeutes d’avoir amené leurs patients à se remémorer de fausses scènes de viols et d’attouchements. Notons bien, cependant, que le concept de « syndrome de faux souvenirs » reste controversé – de même, dans l’autre sens, que celui du refoulement de mémoire traumatique. Aux États-Unis, Elizabeth Loftus est régulièrement appelée à témoigner lors des procès de crimes sexuels, et le plus souvent par la défense : après avoir été sollicitée par les avocats d’OJ Simpson, de Michael Jackson et d’Harvey Weinstein, elle s’est illustrée dernièrement au procès de Ghislaine Maxwell, la complice de Jeffrey Epstein.

Les scandales d’agression sexuelle n’en restent pas moins une réalité, même en politique. On se rappelle de la publication du livre La Familia Grande, en janvier 2001, par la fille de l’ancien ministre de la Santé Bernard Kouchner, Camille, qui révélait les abus commis sur son frère par leur beau-père Olivier Duhamel, politologue, ancien député européen et figure médiatique.

À l’échelle d’une population, on parle d’« effet Mandela » pour désigner un faux souvenir collectif, partagé en masse. L’expression a été inventée par la chercheuse en paranormal Fiona Broome qui, dans son livre Real, Lies, or Memorex? (2009), affirme se souvenir de la couverture médiatique ayant accompagné la mort de Nelson Mandela en prison dans les années 1980… Alors que le leader anti-apartheid est décédé en 2013, après avoir été président de l’Afrique du Sud de 1994 à 1999. Pour la chercheuse, qui prétend faire partie des « milliers » de personnes à partager ce souvenir, le phénomène est la preuve de l’existence d’univers parallèles…

Le bout de la queue de Pikachu est-il noir ?

Toujours est-il que vous pouvez vérifier la réalité de l’effet à votre niveau. À quel œil le personnage représenté sur les boîtes du jeu Monopoly porte-t-il un monocle ? Dans L’Empire contre-attaque, Dark Vador dit-il à Luke Skywalker « Luke, je suis ton père » ou « Non, Luke, je suis ton père » ? En réalité, le personnage n’a pas de monocle, et Dark Vador ne prononce pas le prénom de son fils : il assène « Non, je suis ton père. » En France, l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en 1986, reste associé à une légende urbaine : les autorités auraient clamé que « le nuage s’est arrêté à la frontière ». Si le discours officiel était certes optimiste et déficient, la phrase n’a pu être retrouvée dans aucune déclaration.

Ce qui n’empêche pas les esprits les moins rigoureux – ou les plus manipulateurs – de « rappeler » régulièrement le « mensonge » de l’État français. Notre mauvaise mémoire explique une partie de l’efficacité des manœuvres de désinformation : comme nous avons tendance à ne pas retenir la source d’une information en même temps que nous retenons son contenu, des choses douteuses voire carrément fausses peuvent s’enregistrer dans nos mémoires et, lorsque nous nous en rappelons, passer pour vraies.

On attribue au propagandiste nazi Joseph Goebbels la phrase « un mensonge répété mille fois se transforme en vérité » – et il est tout à fait approprié, bien sûr, que nous n’ayons aucune preuve qu’il soit effectivement l’auteur de la formule. L’exposition répétée à un mensonge encourage la confusion des sources tandis que le fait allégué se renforce lui-même en mémoire. On parle d’effet de désinformation pour désigner l’altération de souvenirs par une information survenue après l’exposition. On peut se souvenir avoir vu des choses simplement parce qu’on nous les a racontées, et que notre imagination a ainsi contaminé notre mémoire.

Comment réécrire l’histoire – ou
au moins créer un certain climat…

C’est pourquoi, en temps de guerre, il est si important de faire attention aux discours et aux images auxquels nous sommes exposés : d’horribles histoires narrées oralement pourront se traduire en scènes traumatisantes que l’on croira avoir observées (les films de fiction nous abreuvent de suffisamment d’images pour que nous puissions en imaginer une représentation visuelle), et les fausses images que nous aurons vues s’imprimeront durablement dans notre mémoire, sans que nous retenions forcément quelle en était la source… Un article scientifique co-écrit par Elizabeth Loftus en 2019 l’a bien montré : les fake news peuvent créer de faux souvenirs, en particulier chez des sujets pour lesquels ces fake news confortent des convictions politiques.

De quelle façon magiciens et politiciens peuvent-ils utiliser contre nous les forces et les faiblesses de notre mémoire ? C’est ce que nous verrons la prochaine fois !