Nous serons demain le 1er avril, qui est sûrement le jour de l’année où nous faisons le plus d’effort pour vérifier la véracité des « faits » que l’on nous présente. Puisque nous savons que la journée nous exposera à quantité d’informations cocasses mais fausses, nous veillons à rester en alerte, prêts à douter de ce qu’on voit ou ce qu’on entend, et cette vigilance critique encourage de sains réflexes, comme celui de croiser nos sources – nous abordons la journée comme le spectacle d’un magicien dont nous connaîtrions déjà le répertoire de trucs ! Mais la tradition du poisson d’avril ne vise pas à la désinformation : l’objectif n’est pas de pousser ses interlocuteurs à croire durablement à des mensonges, mais de susciter le rire en moquant la crédulité de ceux qui tombent dans le panneau. Les nouvelles créées de toutes pièces ne doivent pas être terrifiantes, mais insolites et truculentes : la journée fait la part belle aux aux farces et aux plaisanteries. En bref, à l’humour. Or l’humour a-t-il un rôle à jouer en politique et dans la magie ? Voyons comment les artistes choisissent de l’employer…

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La plupart des magiciens accordent une place à l’humour dans leurs spectacles ; la drôlerie, les bons mots, les réparties caustiques, leur permettent de nouer une relation plus chaleureuse avec leur public en établissant une atmosphère plus détendue. Un risque évident, sinon, serait que les spectateurs perçoivent l’artiste comme hautain et vaniteux – or l’incapacité à comprendre comment il produit ses effets pouvant déjà susciter une légère frustration, le soupçon d’agacement pourrait se muer en franc ressentiment si l’illusionniste semblait un peu trop se prendre au sérieux.

Comment ridiculiser un magicien prétentieux

En politique, on recourt à l’humour avec plus de parcimonie. Car, à l’inverse, les politiciens semblent croire qu’ils doivent absolument donner des gages de sérieux pour être pris au sérieux. Le costume est de rigueur (le candidat Yannick Jadot ne s’est-il pas résolu à porter la cravate, pour paraître plus crédible ?), l’attitude généralement compassée, et l’on travaille sa prise de parole avec force media training, quitte à recourir à une sacrée langue de bois. On préfère manifestement ne rien dire de concret, mais avec les formes, c’est-à-dire en multipliant les concepts mobilisateurs et autres effets de manche, plutôt que de produire des énoncés porteurs de sens et d’engagement.

Si bien que l’humour en politique semble se cantonner à l’art des « petites phrases« . Dédaignant le comique de gestes ou de situation, les politiciens privilégient le comique de mots : ils ne s’autorisent l’humour que par petites touches, en marge de leurs prises de parole, sous la forme de « traits » faussement discrets. Ces traits d’humour doivent être précis et ciblés, souvent des piques assassines, d’une phrase ou deux, que les journalistes pourront collecter avec gourmandise pour mieux en assurer la diffusion. Avant son interview sur TF1 le 14 mars, le candidat communiste Fabien Roussel avait peaufiné ses formules : « La station d’essence est le seul endroit où l’on tient le pistolet et où l’on se fait braquer. »

Les politiciens les plus rodés savent agrémenter leurs discours de mots d’esprit taillés pour se construire une image positive : le calembour fonctionne comme un coup de coude complice qui permet de mettre les rieurs de son côté. Ce n’est probablement pas le secret de sa victoire en 2012, mais François Hollande était surnommé « monsieur petites phrases » avant d’être élu à la tête de l’État (lors d’un meeting de campagne en septembre 2011, il avait par exemple déclaré : « La primaire est la seule élection que les socialistes sont sûrs de gagner »). Si sa présidence s’est révélée plus pauvre en facéties que ses mandats antérieurs, le dirigeant socialiste aura néanmoins permis aux journalistes de récolter quelques pépites. De quoi renforcer son image bonhomme et lui attirer par là même indulgence et sympathie.

Lui président aura quand même réussi à nous faire rire

Nous noterons que cette focalisation sur les propos se reflète dans l’ambition du prix de l’humour politique : depuis 1988, il récompense les politiciens français ayant prononcé la phrase la plus drôle de l’année… Qu’elle soit volontaire ou non. Car le manque de contrôle des politiciens sur les mots qui s’échappent de leur bouche, voire sur les mouvements qui animent leurs corps, offre heureusement un espace de liberté dans lequel le comique involontaire a tôt fait de s’engouffrer !

Parmi les premières phrases sélectionnées cette année pour le prix de l’humour politique, trois candidats à l’élection présidentielle sont en lice. Or si Fabien Roussel multiplie les saillies de façon calculée, nous ne pouvons pas en dire autant d’Anne Hidalgo (« Ça roule mieux, ça roule vraiment mieux à Paris ») et de Valérie Pécresse (« Si je suis élue, je dirai à Vladimir Poutine que nous devons construire la paix en Europe »). Les (ir)responsables politiques ne sont pas toujours conscients des énormités qu’ils profèrent.

Jean-Pierre Raffarin eut l’honneur de voir un néologisme créé à partir de son patronyme pour désigner ces inepties dont il était friand : au titre des « raffarinades » les plus mémorables, signalons « Il est curieux de constater en France que les veuves vivent plus longtemps que leurs maris », « Si on met la voiture France à l’envers, nous n’aurons plus la capacité de rebondir » ou encore le fameux « Notre route est droite, mais la pente est forte ». Ces perles n’ont rien à envier aux « bushismes » qui, aux États-Unis, ont régalé les journalistes tout au long des huit années de George W. Bush à la Maison blanche (« Je sais que l’être humain et le poisson peuvent coexister pacifiquement »).

« Hééééé, Macarena ! »

En politique, ce n’est que dans ces conditions de perte de contrôle que peut surgir un véritable comique de gestes ou de situation, voire même le comique de caractère de certains personnages aux penchants grotesques. Quand François Hollande est frappé d’une malédiction provoquant la pluie à chacune de ses sorties (« gouverner, c’est pleuvoir« ), le Premier ministre Jean Castex s’auto-hypnose face à un parterre de journalistes, l’espace de quelques secondes, cherchant désespérément ses lunettes… Alors qu’elles se trouvent déjà sur son nez. Quant à Jean-Luc Mélenchon, qui se laisse un peu trop aisément dominer par la rage, il a été amplement moqué pour ses tirades outrées « La République, c’est moi » et « Ma personne est sacrée » !

L’inclination à l’outrance peut carrément conduire à la bouffonnerie. Dans La Tyrannie des bouffons, le spécialiste en rhétorique politique Christian Salmon analyse l’émergence dans les démocraties modernes d’hommes politiques ayant fait le pari du « pouvoir grotesque » : surfant sur le discrédit du peuple vis-à-vis des élites, ils ne sont nullement sanctionnés pour leurs démonstrations d’incompétence et d’irrationalité. L’absurdité et l’énormité ne condamnent pas la carrière d’un Boris Johnson ou d’un Jair Bolsonaro ; au contraire, elles les parent d’une aura de puissance au sein de franges de la population totalement désabusées, qui considèrent la capacité à s’affranchir de la réalité comme la marque ultime du pouvoir. Le bouffon Donald Trump l’a affirmé : « Je pourrais me poser au milieu de la 5e avenue et tirer sur quelqu’un, je ne perdrais pas d’électeurs. »

L’humour de Jean Lassalle est-il ou non volontaire ?

Mais dans quelle mesure les clowns politiques savent-ils calibrer leurs provocations ? Quand s’arrêtent les calculs, et où commence la simple maladresse ? Le 25 mars, le candidat Jean Lassalle se plaint sur Twitter d’être présenté avec condescendance, pire qu’une caricature. Or voici comment il profite d’une question sur la figure de Jésus Christ pour se décrire lui-même, quelques jours plus tard :

« Il est un peu couillon comme moi : la plupart du temps, il parle quand il devrait se taire, il sort à peu près de nulle part et, dans le fond, pour le commun des mortels, il ne va nulle part non plus. »

Jean Lassalle, cité ici

Dans le monde de la magie, certains illusionnistes se sont créé un personnage de charlot ouvertement comique, comme Garcimore, et poussent leur caricature dans ses retranchements. Éric Antoine a choisi de faire le pitre et de surjouer la maladresse : il paraît à la fois si gauche et si déjanté que les tours que l’on s’attendrait à le voir réaliser échouent lamentablement… Bien sûr, ce manque d’habileté est feint : il participe de la misdirection mise en place par le magicien. On se méfiera beaucoup moins d’un prestidigitateur qui a l’air complètement dépassé !

La plume est plus forte que les pets

Enfin, ce tour d’horizon ne serait pas complet si nous n’abordions pas la question des humoristes qui décident de s’impliquer dans la vie de la Cité : puisque les politiciens jouent allègrement les comiques, les humoristes s’autorisent pour leur part à se lancer en politique ! En 1981, Coluche annonce se présenter à la présidence de la République. Soumis à des pressions, menacé de mort, il retire sa candidature alors qu’il est crédité de 16% d’intentions de vote ! En Italie, Beppe Grillo va jusqu’au bout de sa démarche en créant le Mouvement 5 étoiles, qui remporte les villes de Rome et Turin et devance tous les autres partis aux élections générales de 2018, avant d’entamer son déclin. Et Volodymyr Zelensky, en Ukraine, fera encore mieux : il accèdera carrément à la présidence du pays !


Pour aller plus loin : une belle collection d’illusions d’optique pour le 1er avril !