Comment bien s’entourer, et autres problèmes de taille
En politique, il n’y a pas que la longueur des tables autour desquels se réunissent les grands de ce monde, qui fait jaser. Dès qu’ils se retrouvent à plusieurs et que s’annonce la menace d’une photo de groupe, les dirigeants les moins à l’aise avec leur nombre de centimètres savent user de subterfuges pour se grandir. Sans doute ont-ils intégré l’enseignement d’une illusion d’optique telle que les « cercles de Titchener » (ou « illusion d’Ebbinghaus ») : évaluer la grandeur d’un élément de façon absolue étant une opération difficile, notre cerveau simplifie le problème en produisant un jugement basé sur les différences de taille avec les éléments qui l’entourent. Mais les responsables politiques ont-ils raison de se soucier de la façon dont on appréhende leurs proportions ? Dressons-nous un parallèle, que cela soit conscient ou non, entre la hauteur de vue d’un candidat et la hauteur à laquelle ses yeux sont effectivement placés ? Bref, pour un politicien, est-il avéré que la taille compte ?
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Le philosophe et psychologue allemand Hermann Ebbinghaus découvre à la fin du XIXe siècle l’illusion d’optique qui porte aujourd’hui son nom. Le psychologue anglais Edward Titchener la met en valeur dans un manuel de psychologie expérimentale, en 1901, si bien qu’elle est également connue sous le nom des cercles de Titchener. Observez bien les deux disques oranges : lequel des deux vous paraît le plus grand ?

Vous vous en doutez sûrement : ils ont exactement le même diamètre, et couvrent donc exactement la même surface. C’est le fait de voir le disque orange entouré de petits disques à proximité ou au contraire de gros disques à distance qui nous donne l’impression d’une surface plus ou moins large. L’effet est particulièrement remarquable en dynamique, c’est-à-dire lorsque l’on joue en direct sur la taille des disques entourant le disque central.
De même que l’échiquier d’Adelson nous avait permis de mettre en évidence la relativité de la perception des couleurs par le cerveau, le phénomène observé illustre ici le caractère relatif de la perception des tailles : notre cerveau est biaisé, dans son évaluation de la taille d’un élément, par le contexte dans lequel cet élément s’inscrit. En 1865, une illusion reposant sur le même principe avait déjà été révélée par le très prolixe Joseph Delbœuf, mathématicien, philosophe, psychologue… Et grand chercheur et praticien en hypnose !

Lorsque Nicolas Sarkozy était président de la République, par deux fois, on avait accusé des émissaires de l’Élysée d’avoir imposé un critère de taille pour la sélection des personnes autorisées à figurer sur les photos avec le chef de l’État : personne ne devait mesurer plus d’1m70. Il ne fallait pas que quiconque puisse faire de l’ombre – littéralement – au grand homme, notoirement complexé par ses 1m68 (si telle est bien sa taille, car la question ne semble toujours pas avoir été tranchée, bien qu’elle continue à fasciner les Français). L’internet regorge d’images et de vidéos le montrant grimpé sur une estrade, un marche-pied ou autre rehausseur – quand il ne se hissait pas tout simplement sur la pointe des pieds.
Dès 2006, Le Canard enchaîné avait supposé que la photographie immortalisant sa première rencontre avec George W. Bush était truquée : elle le faisait paraître presque aussi grand que le président états-unien, qui le toisait pourtant du haut de ses 1m83 ! Le successeur de George Bush, peu impressionné par notre chef d’État, s’est allègrement moqué de ses tentatives d’apparaître plus grand qu’il n’est. Dans ses mémoires intitulées Une Terre promise, Barack Obama écrit avec férocité, à propos de ce personnage à la « poitrine bombée comme celle d’un coq nain » : « il mesurait à peu près 1,66 mètre, mais portait des talonnettes pour se grandir, on aurait dit un personnage sorti d’un tableau de Toulouse-Lautrec ».
avec Napoléon était-il un certain complexe ?
Désormais, chaque photo de Nicolas Sarkozy publiée dans la presse suscite le soupçon : le cliché a-t-il été retouché pour faire paraître plus grand l’ancien président ? Comme le notait Barack Obama, ce n’est jamais sa taille, qui a posé problème, c’est le fait qu’il ne l’assume pas, et qu’il s’acharne à user de stratagèmes ridicules pour compenser ce qu’il perçoit comme une faiblesse.
En août 2020, à l’occasion d’une rencontre de Bernard-Henri Lévy avec des représentants kurdes, une photographie avait provoqué l’hilarité sur les réseaux sociaux, car la blague était toute trouvée : « Bernard-Henri Lévite ». Un jeu de mots d’autant plus cocasse qu’une technique pour simuler la lévitation consiste en effet à se positionner selon un certain angle avant de s’élever sur un pied : si l’observateur est bien placé, il aura l’impression que vous flottez au-dessus du sol. En l’espèce, vilipender le philosophe pour son orgueil démesuré était peut-être injustifié : il prétend s’être mis sur la pointe des pieds pour héler d’autres personnes hors champ, comme le montrent d’autres clichés.

On ne peut nier que les différences de taille entre dirigeants font souvent l’objet de railleries. En Russie, Dmitri Medvedev n’était pas simplement surnommé le « vizir », mais le « grand vizir », pour insister ironiquement sur sa petite taille (1m62) ; en Espagne, on s’est par exemple gaussé du choix des photos représentant François Hollande en compagnie du roi Felipe VI. Mais quand un politicien cherche à se grandir sur les photos, est-ce uniquement pour une question d’ego ? Cherche-t-il avant tout à éviter les quolibets ? Ou bien peut-on avoir de bonnes raisons de complexer sur sa taille lorsque l’on souhaite se présenter face aux électeurs ou accéder à un poste à responsabilités ?
Il semble bien que oui. De nombreuses études ont conclu que, toutes choses égales par ailleurs, les hommes grands ont de meilleurs résultats à l’école, plus d’atouts auprès des femmes et des emplois mieux payés. Ces résultats ne sont que des corrélations, certes, mais il y a lieu de croire que ce sont bien les quelque centimètres supplémentaires qui jouent sur ces facteurs de succès. Par exemple, nous avons tendance à considérer que les hommes grands feront de meilleurs leaders, parce que nous leur attribuons par défaut une autorité « naturelle ». Nous estimons de façon plus ou moins inconsciente que, dans un contexte de confrontation, ils se feront moins facilement dominer. Aux États-Unis, cette « prime à la taille » s’observe dans le choix du président : entre 1900 et 2020, le plus grand des candidats a remporté la victoire dans deux tiers des cas (21 élections sur 31). Donald Trump ne s’y est pas trompé, qui a fait de sa taille un argument de campagne. Oui, puisque la taille peut jouer, renforcer sa stature en s’entourant de personnes plus petites peut avoir un effet sur les électeurs.

Notons enfin que nous faisons moins grand cas de l’embonpoint des politiciens, curieusement. La taille nous importe, mais le tour de taille beaucoup moins. Certes, on valorise la perte de poids : les efforts de François Hollande avant la présidentielle de 2012 avaient été salués, le régime Dukan lui ayant permis de perdre 17 kilos ! On jette cependant un voile pudique sur les kilos en trop qui peuvent s’accumuler lors de l’exercice du pouvoir – lui président, François Hollande avait vite repris 15 kilos. C’est d’autant plus dommage qu’un chercheur français, Pavlo Blavatskyy, a établi un lien entre obésité et corruption chez les hommes politiques. Pour avoir proposé d’utiliser comme indicateur de corruption le surpoids des politiciens estimé sur la base de photographies publiques, l’économiste a remporté en septembre 2021 un prix Ig Nobel, le prix Nobel des études les plus improbables !