Le contrôle de l’esprit (2/2) : hypnose et pouvoir de suggestion
Les messages subliminaux, nous l’avons vu, ne semblent pas constituer une arme de choix pour influencer les esprits : pour qu’ils produisent des conséquences mesurables, il faut contrôler très strictement les conditions dans lesquelles le public y est exposé, ce qui rend impossible leur utilisation à grande échelle… Et quand bien même ces conditions seraient réunies, les études ne démontrent que des effets marginaux et de court terme : la perception subliminale réduit notre temps de réponse à certains types de question ou, plus généralement, facilite l’évocation dans notre esprit de certaines idées. Que penser alors d’une méthode plus offensive comme l’hypnose ? Permet-elle de s’immiscer sans entrave dans le cerveau d’autrui ? Peut-on transformer n’importe qui en une simple marionnette ? Dans quelle mesure un magicien ou un politicien retors peut-il, par son pouvoir de suggestion, nous amener à agir contre notre volonté ?
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L’hypnose, qui désigne aussi bien un état modifié de conscience que le processus permettant d’y accéder, reste mal comprise par les scientifiques. Les chercheurs sont loin d’avoir une vision claire et précise des mécanismes par lesquels la suggestion opère, de l’état dans lequel se trouve véritablement le sujet hypnotisé, et de la nature des comportements que l’on peut alors provoquer chez lui. Mais l’idée qu’il soit possible de tenir un individu sous son emprise nous trouble tant que les artistes et les œuvres de fiction se sont emparés du phénomène, quitte à en partager une vision fantasmée, qui charrie aujourd’hui bien des idées reçues.

D’abord, l’hypnose plonge-t-elle le sujet dans un état proche du sommeil ? Non, l’individu hypnotisé n’est absolument pas assoupi, même lorsqu’il garde les yeux clos. Il entend tout ce qu’il se passe, il peut répondre aux questions et réagir aux instructions. Par contre, il semble bien que certaines de ses facultés soient « endormies », comme nous allons le voir.
L’hypnotiseur peut-il manipuler sa victime au point de l’amener à faire ce qu’il veut ? Les spectacles d’hypnose nous ont habitués à l’image de sujets soumis ayant perdu toute inhibition et tout sens du ridicule : sous la coupe de leur bourreau, ils peuvent oublier leur propre nom, partir dans un fou rire, se rouler par terre, avoir l’air ivre ou imiter une poule… Mais il ne faut pas généraliser à l’ensemble de la population la propension de quelques individus sensibles à répondre si facilement aux propositions lancées par l’artiste, que l’on appelle les « suggestions ».
En hypnose de spectacle, le maître de cérémonie parvient à ses fins en n’invitant sur scène que des spectateurs sélectionnés pour leur réceptivité : un test de suggestibilité (doigts collés, mains collées…) lui permet d’identifier ceux qui réagissent le mieux aux techniques permettant de placer le sujet dans un état d’hypnose, dites « techniques d’induction ». Vous noterez que le nombre d’individus appelés à le rejoindre sur les planches reste limité : seul un faible pourcentage de la population est aussi aisément hypnotisable.
Il semble que, dans un contexte de représentation, la docilité suffise à expliquer le phénomène observé : en montant sur scène, les sujets acceptent par un accord tacite de s’abandonner entre les mains de l’hypnotiseur. Parce que les circonstances sont exceptionnelles, ils s’autorisent à suivre les injonctions qui leur sont adressées et, partant, à se comporter d’une façon qui pourrait être jugée embarrassante en temps normal. Puisque les individus réceptifs ont seulement besoin de croire au pouvoir de l’artiste, ce dernier peut d’ailleurs recourir à des tours de passe-passe pour emporter leur conviction.
Par exemple, pour démontrer sa capacité à suggérer qu’un verre de vin a été changé en un verre de vinaigre, il pourra discrètement verser quelques gouttes de vinaigre dans le verre après que sa cible en aura bu une première gorgée : lorsque la victime y trempera à nouveau ses lèvres, elle pensera sincèrement que le bon vin n’a viré à l’aigre que dans son esprit !
Historiquement, les hypnotiseurs de spectacle n’ayant aucune envie de ridiculiser leurs victimes ont longtemps opté pour une démonstration impressionnante : un sujet induit dans un état de catalepsie, raide comme un piquet, parvient à rester allongé sur deux chaises sans que son corps ne plie. Évidemment, les artistes se gardent bien de préciser que cette expérience, qui ne nécessite aucune « passe hypnotique » préalable, est en fait à la portée de tous – mais plutôt déconseillée, si l’on souhaite éviter les blessures !

Faut-il en conclure que l’hypnose n’a aucune réalité ? Si tel est le cas, pourquoi serait-elle utilisée à des fins thérapeutiques ? Comment expliquer qu’elle produise des effets mesurables, dans un cadre médical, par exemple pour réduire la douleur et le stress ou traiter certains types d’addiction ? Il est utile de revenir ici sur l’histoire de la notion, guidés par notre source préférée, le livre Experiencing the Impossible de Gustav Kuhn.
On trouve des traces de pratiques proches de la suggestion hypnotique dès l’Égypte ancienne, puis au Moyen Âge : il y a fort à parier que les exorcistes chargés de délivrer les possédés de l’esprit du Malin employaient des techniques similaires à ce que l’on nomme aujourd’hui l’hypnose. Au XVIIIe siècle, l’Allemand Franz-Anton Mesmer postule l’existence d’un fluide magnétique invisible parcourant le corps des hommes et des animaux. Manipuler ce fluide à distance à l’aide d’aimants déclenche des convulsions dans le corps de patients atteints de maladies sans remède connu, qui peuvent éventuellement mener à la guérison. Il faut peut-être y voir une origine de la théorie « alternative » selon laquelle les vaccins anti-COVID entraînent la magnétisation du corps !
Toujours est-il que, devant les résultats probants obtenus par Mesmer, Louis XVI décide en 1784 de créer deux commissions scientifiques afin d’investiguer la réalité du « magnétisme animal ». Elles incluent des membres aussi prestigieux que le médecin Joseph-Ignace Guillotin, inventeur de la guillotine, le chimiste Antoine Lavoisier (qui mourra guillotiné !) et l’ambassadeur des États-Unis, Benjamin Franklin.

Au terme d’expériences rigoureuses, l’existence d’un « fluide magnétique » n’est pas établie, et les effets de la méthode thérapeutique attribués à l’« imagination » des sujets : ceux-ci ne réagissent pas à une quelconque force magnétique, mais selon qu’ils croient ou non être en présence d’une telle force. Nous n’en voudrons pas aux lecteurs qui établiront ici un parallèle avec certains de nos contemporains se déclarant électrohypersensibles.
Les conclusions tirées par les scientifiques n’empêchent pas la pratique de l’hypnose de se diffuser – vous savez maintenant d’où viennent les « magnétiseurs » de nos campagnes ! Élève de Mesmer, le marquis de Puységur effectue ses propres démonstrations de « mesmérisation », au cours desquelles il observe que des patients ne sachant pas que la transe hypnotique peut provoquer des convulsions sombrent apparemment dans le sommeil. À mesure que la nouvelle se répand, les convulsions cessent d’être la caractéristique commune des sujets en état de d’hypnose : désormais, ils se mettront à « dormir » !
Est-ce à dire que les sujets hypnotisés ne font que jouer un rôle et simuler des comportements pour répondre à des attentes ? Le champ de la psychologie regorge d’études démontrant la capacité des individus à se conformer à ce qu’ils croient que l’on attend d’eux. Face à l’effet nocebo dont souffrent peut-être certains électrohypersensibles, en nourrissant leurs propres maux sur la base d’une estimation erronée d’un danger, l’effet placebo désigne la tendance des patients à répondre positivement à un traitement indépendamment de ses vertus propres – ce n’est pas pour rien que le mot « placebo » signifie en latin « je plairai » !
L’expérience de Asch de 1951 met également en évidence la façon dont la peur de s’opposer au groupe peut conduire un individu, par conformisme, à nier ses propres perceptions. À l’heure de choisir pour qui voter, de nombreux électeurs optent pour une approche identique en choisissant de s’appuyer sur les chiffres des sondages : le fait que tant de gens soient prêts à voter pour un candidat donné devient une incitation à lui apporter aussi son suffrage (accessoirement, cette attitude augmente les chances de se retrouver in fine dans le groupe « gagnant », ce qui est très satisfaisant sur le plan psychique !).
Mais si la soumission librement consentie est plus puissante que la contrainte, ce qui caractérise le phénomène hypnotique, c’est que les sujets décrivent leurs comportements en état d’hypnose comme totalement hors de leur contrôle. Or les recherches en neuroscience montrent effectivement qu’il se passe quelque chose de fondamentalement différent dans la tête d’un sujet lorsqu’il bascule dans un état hypnotique : le profil d’activation des zones de son cerveau ne correspond pas au profil observé lorsqu’il décrit ses actions comme volontaires ou qu’il se contente de les simuler.
Les sujets hypnotisés ne mentent pas (toujours) à propos de leur expérience et ne font pas (toujours) que se conformer à des demandes. L’hypnose est un véritable phénomène psychologique : la suggestion hypnotique nous fait accéder à un état qui diffère réellement de notre état normal ; dans cet état, nos pensées et nos actions nous semblent influencées par des sources extérieures sur lesquelles nous n’avons pas prise.
Quels comportements peut-on induire chez un sujet hypnotisé ? L’hypnotiseur peut tempérer la perception de la douleur et inhiber d’autres réflexes. Des études ont ainsi validé la capacité à réduire l’effet Stroop, ce processus automatique expliquant notre difficulté à filtrer certaines informations non pertinentes. Par exemple, lorsqu’il nous est demandé de nommer la couleur d’un mot correspondant lui-même au nom d’une autre couleur, l’exercice nous paraît bien plus laborieux que si le mot et la couleur étaient cohérents, parce que notre cerveau ne peut s’empêcher de lire les lettres en même temps qu’il en perçoit la teinte !
À l’opposé de ces effets, à quel point l’hypnose peut-elle nous désinhiber ? L’expérience de Milgram de 1963 a souligné combien un individu assujetti à une autorité se sent suffisamment peu responsable pour obéir aveuglément aux instructions qui lui sont données. Infliger des souffrances aux autres nous heurte moins si nous n’imaginons pas porter sur nos épaules la responsabilité de nos actions. Les recherches n’ont pas permis de mesurer un effet supplémentaire de l’hypnose : le sujet hypnotisé n’est pas plus désinhibé que s’il agissait par conformisme ou par soumission à l’autorité.
Dans ces conditions, il est a priori impossible de persuader un sujet de commettre un meurtre, contrairement à ce qu’a plaidé l’assassin de Robert Kennedy pour justifier son acte. Et le lavage de cerveau de prisonniers de guerre transformés en assassins « dormants », activables sur commande, reste à ce jour un mythe de fiction.
Ou bien n’était-ce qu’une illusion ?
Pour autant, un politicien peut-il utiliser son pouvoir de suggestion pour endormir la vigilance d’un journaliste ou amadouer les foules ? C’est la thèse que défend Scott Adams, le créateur de la bande dessinée Dilbert, dans son ouvrage Win Bigly. L’auteur s’attache à décrire la manière dont Donald Trump manie les mots et les images, et affirme y reconnaître les techniques de persuasion qu’il avait apprises lorsqu’il s’était lui-même formé à l’hypnose.
Dans Démocratie sous hypnose, Kévin Finel et Jean Dupré recensent les procédés manipulatoires utilisés en hypnose et soulignent la façon dont les politiciens peuvent les mobiliser dans leurs pratiques et leurs discours. Nous y retrouvons des notions abordées lorsque nous avons parlé des messages subliminaux (amorçage) ou de la lecture à froid (flou fécond). Il n’est pas toujours évident d’évaluer la scientificité de certains éléments, les explications étant parfois mêlées de concepts issus de la programmation neuro-linguistique, un domaine de « connaissances » qui n’a pas fait la preuve de son sérieux.
En somme, il n’y a pas de raison de croire que l’hypnose puisse servir aux politiciens à contrôler nos esprits. Il est cependant possible qu’ils utilisent des techniques d’influence proches des formes douces de suggestion, qu’ils en soient eux-mêmes conscients ou non, afin de jouer sur nos perceptions et nos décisions. Nous pourrions donc, dans ce cadre, être incités à faire des choix qui s’écartent de nos convictions ou de nos intérêts… Mais vous noterez qu’il n’y a même pas besoin d’hypnose et de processus inconscients pour ça !