Le 27 février, suite à l’attaque de l’Ukraine par la Russie, le chancelier allemand prend une décision historique. Tournant la page de plusieurs décennies d’une politique étrangère fondée sur la retenue, l’Allemagne choisit d’assumer le rôle géopolitique que lui confère sa puissance économique : elle va désormais s’impliquer sur la scène internationale et travailler à renforcer la souveraineté de l’Union européenne. Le pays débloque immédiatement 100 milliards d’euros pour se réarmer, et s’engage à augmenter le budget de sa défense, d’année en année, pour le porter au-delà de l’objectif des 2% du PIB fixé par l’OTAN. Mais la première annonce d’investissement a de quoi refroidir les alliés européens : pour remplacer une flotte obsolète, l’armée allemande prévoit d’acheter jusqu’à 35 avions de combat états-uniens. La nouvelle a de quoi inquiéter la France et l’Espagne, notamment, qui se demandent dans quelle mesure l’Allemagne continuera à pousser le projet de coopération SCAF (Système de combat aérien du futur), l’avion de combat 100% européen censé être mis en service d’ici 2040. Les États-Unis ont-ils été à la manœuvre, à distance, pour inciter le pays à la déloyauté ? L’histoire rappelle l’affaire des sous-marins australiens, ce « jeu de dupes » qui a vu la France faire les frais d’un nouvelle alliance entre Australie, Royaume-Uni et États-Unis, le partenariat « AUKUS ». Un véritable « coup dans le dos », pour notre ministre des Affaires étrangères, qui s’indigna de la « duplicité » d’Australiens tenant deux discours différents en fonction de leur interlocuteur… Voilà une occasion de traiter du concept de « réalité duale », un principe très utilisé en magie, par exemple pour donner des coups à distance !

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En septembre 2021, l’Australie déclare rompre unilatéralement le « contrat du siècle » signé en 2016 avec la France. Au lieu de s’équiper de sous-marins conventionnels fournis par Naval Group, l’île-continent préfère opter pour des submersibles à propulsion nucléaire, construits à l’aide de technologies états-uniennes et britanniques. Le partenariat s’inscrit dans un pacte de sécurité, « AUKUS », qui sous-tend une volonté de coopération renforcée des trois pays anglophones dans la zone indo-pacifique.

Réalité duale : deux salles, deux ambiances

Niant avoir été prévenus, les dirigeants français n’ont pas de mots assez durs pour condamner le revirement australien : « coup dans le dos », « duplicité », « tromperie », « dissimulation »… À les croire, rien ne pouvait laisser augurer une telle trahison : tandis que, d’un côté, les partenaires australiens renouvelaient leur soutien au programme de développement, de l’autre, ils se cherchaient manifestement une porte de sortie. Ils étaient rassurants vis-à-vis des Français en même temps qu’ils négociaient en douce avec leurs amis anglophones. Un vrai cas de « réalité duale » !

La « réalité duale » dont nous parlons ici, ce n’est pas ce concept daté évoquant les liens entre mondes réel et virtuel – l’expression n’est plus guère usitée en ce sens, le nouveau terme à la mode en l’espèce étant celui de « métavers ». Nous ne pensons pas non plus aux deux versions de la réalité auxquelles ont accès deux populations enfermées dans des bulles de filtre séparées : les électeurs de gauche et de droite (qui se racontent des histoires divergentes sur le capitalisme), la population de deux pays en guerre (car la télévision russe offre assurément une autre perspective que celle des médias ukrainiens)… Il n’est pas question ici d’une réalité alternative peuplée de faits alternatifs : en magie, la réalité duale désigne le fait qu’une routine produise deux effets à la fois pour deux publics différents.

Le mariage, une réalité et des effets différents pour les deux parties

Ce principe est notablement à l’œuvre dans les tours simulant la psychokinésie, c’est-à-dire donnant à croire que l’illusionniste est capable d’agir sur la matière à distance. Les numéros de « PK Touch » (ou parfois « Toucher invisible », en français) se déroulent comme suit : la « victime » se tient debout ou assise, les yeux fermés ou bandés ; ensuite, le magicien passe sa main au-dessus d’une partie du corps de la victime, sans la toucher directement, ou bien appuie sur une partie du corps d’un autre spectateur (et pourquoi pas un petit coup dans le dos ?) ; enfin, la victime rouvre les yeux et désigne la partie du corps où elle a ressenti un toucher, et parfois le nombre de coups s’il y en a eu plusieurs : miracle, ce sont bel et bien les parties du corps sur lesquelles le public a vu le magicien agir !

Au début du XXe siècle, les anthropologues se sont penchés sur les pratiques et rituels magiques auxquels s’adonnent les hommes de par le monde. L’Écossais James Frazer et le Français Marcel Mauss ont proposé un ensemble de « lois » constitutives de cette « magie sympathique », la croyance selon laquelle on peut agir sur une entité via des pratiques exercées sur une autre entité ayant un rapport mystique particulier avec la première.

Par exemple, la loi de similitude repose sur un rapport de ressemblance : il suffit que deux objets se ressemblent pour qu’agir sur l’un influe sur l’autre. Cette loi explique le succès des poupées vaudou, que l’on confectionne aussi bien pour fustiger des députés jugés trop favorables aux vaccins que pour exorciser sa colère vis-à-vis d’un président en fonction ! Accessoirement, ce serait aussi, pour ses adeptes, le principe justifiant l’efficacité de l’homéopathie. Une forme de pensée magique, donc.

Humour piquant

Nous n’allons pas vous révéler les secrets des tours de PK Touch ; notez simplement que parler de « toucher » n’est pas forcément pertinent si la chaise où s’assied la victime est truquée, ou que le magicien manipule un objet « invisible » à proximité de son visage… Cependant, il y a un point essentiel sur lequel nous souhaitons attirer votre attention : lorsque la victime dit avoir été touchée sur une partie de son corps, parle-t-elle bien du même « toucher » que celui que se représentent les membres du public ? Par exemple, lorsqu’elle affirme avoir été touchée, elle ne précise pas à quel moment… Et si elle n’avait pas été touchée au moment exact où le magicien appuyait son doigt sur le corps du spectateur cobaye ? Et si la réalité de la victime différait donc de celle du public ?

Nous n’en dirons pas plus, mais cette simple question devrait suffire à vous montrer comment un tour de magie exploite notre capacité à élaborer des hypothèses implicites erronées. Nous nous autorisons à faire des liens qu’en toute rigueur nous ne devrions pas faire !

Il y a des PK Touch pas très subtils (ici, en octobre 2021, quand Joe Biden tente de renouer avec Emmanuel Macron après l’affaire AUKUS)

Si les numéros de PK Touch font appel à la réalité duale, ils n’en offrent pas pour autant l’expression la plus remarquable, car l’effet perçu par la victime est pauvre, voire inexistant : elle ne voit rien du tour, si bien que c’est uniquement le public qui est impressionné. Nous avons plus souvent affaire à la production de deux effets différents pour deux publics différents lorsque le spectacle comporte un « pre-show », c’est-à-dire une phase de préparation pendant laquelle un nombre très restreint de spectateurs participe à une expérience singulière dont les éléments sont réutilisés plus tard pendant le spectacle.

Les vrais illusionnistes et les faux médiums qui se prétendent capables de deviner des détails sur la vie des gens ou d’entrer en contact avec leurs proches défunts peuvent user de tels subterfuges. Face à ce genre de démonstration collective, dans lequel l’artiste interagit avec des personnes sélectionnées « au hasard » dans la salle, on songe forcément au recours à des complices. Mais, très vite, le nombre de spectateurs piochés au sein du public nous fait douter : ce serait beaucoup trop de complices pour chaque représentation… Alors on s’imagine qu’une armée de petites mains est employée en coulisse pour scruter les réseaux sociaux à la recherche d’informations sur chacun des membres du public. Sauf que, là encore, ce serait beaucoup de travail à chaque fois…

Il faut laisser les morts où ils sont

Eh bien, si vous arrivez au théâtre suffisamment tôt, vous aurez peut-être la chance de tenir entre vos mains l’un des papiers distribués par les assistants avant le spectacle. En réponse aux questions inscrites sur le papier, vous y noterez des choses simples comme votre prénom, votre date de naissance ou le nom de l’un de vos parents disparus… Vous supposerez par défaut que tous les papiers comportent les mêmes questions – et, comme vous n’en remplirez qu’un seul, vous n’aurez aucun moyen de vérifier cette hypothèse implicite.

En cours de spectacle, lorsque le magicien dit « entendre » un certain prénom, la personne qui a rempli le papier correspondant se manifeste, et un dialogue s’établit avec l’artiste : ce dernier « devine » certaines informations en lien avec les réponses écrites. Les spectateurs qui sont arrivés tard sont les plus impressionnés : comment l’illusionniste peut-il savoir tout ça ? Ceux qui ont reçu un papier comportant des questions différentes s’interrogent également.

Quant à l’individu qui a renseigné le petit questionnaire, comment peut-on lui faire de l’effet, à lui aussi ? Eh bien, par exemple, en ne récupérant pas son papier après qu’il l’a rempli ! Le spectateur sait fort bien qu’il a noté noir sur blanc les réponses « devinées » par l’illusionniste, mais il ne s’est jamais séparé de son papier : après avoir gribouillé quelques mots, il s’est contenté de plier le papier pour le ranger dans sa poche, où il se trouve toujours à la fin du spectacle ! Il n’est donc pas impressionné pour les mêmes raisons que le reste du public… Mais il est certainement impressionné quand même ! Réalité duale !


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