Petits arrangements entre amis : comment (re)distribuer les cartes
Enhardi par l’expérience qu’il avait lancée il y a trois ans, dont nous peinons néanmoins à mesurer les effets concrets, le président Macron promet, s’il est réélu, un « nouveau grand débat permanent », censé donner corps à un programme « structuré » autour de quatre « pactes ». L’annonce, distillée dans une vidéo mise en ligne aujourd’hui, est reprise en chœur dans la presse, sans grand effort de mise en perspective. Comme lorsqu’il s’est agi de publier la lettre aux Français du président sortant, les prises de recul sont rares. Avant de répéter l’exercice, aucun média ne voit-il l’intérêt de dresser un bilan complet du fameux Grand débat (et non un simple aperçu) ? Les doléances exprimées par les citoyens connaîtront-elles un sort encore moins enviable que les propositions émises à l’issue de la Convention citoyenne pour le climat ? Afin d’anticiper, peut-être, un nouveau drame en quatre (p)actes, rappelons comment cette autre expérience macronienne nous a permis d’observer la manière dont les paquets de lois partent en fumée…
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Bien que la vidéo ci-dessous soit en anglais, vous devriez réussir à suivre les différentes étapes du tour de cartes, même si vous ne maîtrisez pas la langue d’Harry Potter :
il s’est fait griller !
Résumons les temps forts de la routine. D’abord, Derren Brown demande à l’écrivain et humoriste Stephen Fry de choisir librement une carte dans un jeu étalé sous ses yeux. Une fois le paquet écarté, l’illusionniste évoque la valeur d’une carte, et c’est bien celle-là que Stephen Fry avait choisie. Puis, après s’être allumé une cigarette, Derren Brown étale à nouveau le jeu, et la carte choisie n’y apparaît plus. Enfin, il attrape le petit cylindre qu’il tenait entre ses lèvres : foin de cigarette sans filtre, car il s’agit en réalité d’une carte à moitié consumée !
Vous noterez que nous n’avons pas été jusqu’à écrire que le mentaliste avait « deviné » la valeur de la carte à laquelle pensait Stephen Fry – à dessein, car nous tenons à rester rigoureux. Nous ne vous révèlerons pas pour autant les secrets du tour ! Tout au plus pouvons-nous dévoiler deux « trucs », dont la connaissance n’entamera guère le mystère. Premièrement, le jeu est évidemment truqué, « préparé ». En magie, on parle d’un « arrangement » : ce ne sont pas n’importe quelles cartes que l’on trouve dans le paquet, et elles n’y sont pas rangées n’importe comment. Vous aviez d’autant plus de raisons de vous en douter que l’illusionniste n’a pas demandé à sa victime de vérifier le paquet, avant de commencer le tour : c’est toujours mauvais signe !
Deuxièmement, la routine repose sur le principe des « issues multiples » (multiple outs), comme dans le cas d’un choix équivoque. Si vous ne voyez le tour qu’une fois, vous n’observerez que l’une des façons de le réaliser, sans vous douter que la routine est fondamentalement construite comme un arbre à embranchements : à différents instants, en fonction de la situation qui se présente à lui, le magicien peut dérouler un scénario ou l’autre.

Stephen Fry aurait très bien pu ne pas choisir le roi de carreau. Auquel cas il n’aurait pas réagi à l’évocation de cette carte-là, et nous n’aurions pas imaginé que Derren Brown tentait en réalité d’hameçonner sa proie. Face à cet « échec », que nous n’aurions même pas considéré comme tel, le mentaliste aurait alors déployé d’autres techniques pour identifier la carte choisie (parmi six possibilités…), en faisant mine de recourir à des astuces psychologiques. Bref, dans tous les cas, il a suffisamment de jokers dans sa manche !
Cette démonstration nous rappelle un autre tour de passe-passe, exécuté dans le champ politique par Emmanuel Macron (dont on sait qu’il ne dédaigne pas les cigarettes, lorsque son épouse est absente !). Fin 2019, quelques mois après la clôture du Grand débat, le président de la République annonce en grande pompe la formation d’une Convention citoyenne pour le climat, une expérience de démocratie innovante pour préparer la transition climatique. En pratique, 150 Français sont tirés au sort pour participer à un groupe de travail ayant pour mission de proposer des mesures de réduction des gaz à effet de serre « dans un esprit de justice sociale ». Et le chef de l’État l’assure :
« Ce qui sortira de cette convention, je m’y engage, sera soumis sans filtre soit au vote du Parlement, soit à référendum, soit à application réglementaire directe. »
Emmanuel Macron, cité ici
Les membres de l’assemblée citoyenne ont carte blanche. Après des mois de travail, ils rendent leur copie : un solide dossier de 149 mesures. Aussitôt, Emmanuel Macron rebat les cartes et dégaine un trio de « jokers » : il s’accorde le droit de ne pas donner suite à trois propositions, et déclare qu’il va mélanger les autres au sein d’un paquet législatif « Climat et résilience ».
un vrai boniment de magicien !
Lorsque le texte du projet de loi est finalement présenté à l’Assemblée, le public découvre médusé que moins d’un tiers des mesures ont été reprises partiellement, et pas plus de dix intégrées « sans filtre » ! Pourtant, ce n’est pas comme si le sujet n’était pas d’une urgence « brûlante » ; le dernier rapport du GIEC est particulièrement alarmant, et jeter un œil à la carte mondiale des feux de forêt suffit à s’en convaincre : notre maison brûle.
Un artiste a tout intérêt à faire participer le public à son spectacle. L’implication des membres de l’auditoire offre de quoi marquer durablement les spectateurs, surtout dans des proportions aussi exceptionnelles – à 150, ils ne peuvent pas tous être complices, quand même ! D’où la question que l’on se pose forcément : mais comment se fait-il que tous ceux qui ont été placés sous le feu des projecteurs n’aient rien vu (venir) ?
Car les explications sont les mêmes que pour le tour de Derren Brown. D’un côté, il y a les « arrangements » : lorsqu’Emmanuel Macron prétend donner carte blanche aux membres de la convention, le jeu n’est pas libre, bien sûr, mais déjà truqué. Le président reste le maître du jeu : il a toutes les cartes en main, et c’est lui qui décide de tout. Il décide de faire intervenir des personnes sélectionnées dans le public. Il décide des règles du jeu. Des cartes qu’il distribue. De ce qu’il fera des choix exprimés. Il a des jokers plein la manche. Et si peu de comptes à rendre. D’ailleurs, peu enclin à débattre avec ses concurrents, c’est le président-candidat qui impose ses conditions pour une émission !
De l’autre, Emmanuel Macron sait se ménager des options et des plans de sortie, suivant la tournure que prend une situation. Dans le cadre d’un choix équivoque, les règles du jeu ne sont pas posées au départ, si bien qu’il est aisé de présenter en cours de route des règles correspondant au scénario visé. Mais, même dans le cas où les règles ont été clairement définies à l’avance, on l’a vu, le chef de l’État n’hésite pas les faire évoluer en cours de route. Emmanuel Macron, ancien rapporteur général adjoint de la commission Attali, a été à bonne école : le président Sarkozy n’aura mis en place qu’un nombre limité des 316 propositions du rapport qu’il avait commandé en 2008… Et, en 2012, sous François Hollande, le rapport Gallois connaîtra un destin similaire.
C’est un fait : lorsqu’un dirigeant met sur pied une commission, un groupe de travail ou tout autre comité Théodule, c’est souvent une manière de noyer le poisson. La création d’un organe de ce type participe de ce tour de magie politique que nous avons intitulé Chérie j’ai rétréci les doss’ : on fait croire qu’on a perçu l’importance d’un sujet, on en exagère la gravité et on feint de l’ériger en priorité pour mieux s’assurer que la montagne, in fine, accouche d’une souris. Quand l’organe d’analyse remet les résultats de ses travaux, le détournement d’attention a fonctionné : le grand raout n’était qu’un écran de fumée !