Dans notre dernier article, la question de la place des femmes en politique et dans la magie nous a permis de souligner le poids des préjugés sexistes affectant nos perceptions et, partant, nos comportements. Il arrive en effet que nous soyons exposés à des messages ambigus, c’est-à-dire qui peuvent être interprétés de différentes façons ; dans ces conditions, nos préjugés ont tôt fait de se muer en biais de nature à orienter notre lecture des situations. L’interprétation qui nous « saute aux yeux » est-elle toujours la seule qui vaille ? Notre degré de certitude est-il une bonne mesure de la validité de notre interprétation ? Et, s’il s’avère que nous ne devrions pas accorder trop de crédit à ces analyses qui nous semblent pourtant couler de source, comment limiter l’influence de nos préconceptions ? Au soir d’un nouveau débat télévisé entre candidats à la présidentielle, que leurs soutiens auront tout intérêt à présenter comme une victoire de leur champion (ou du moins une non-victoire de leur adversaire), apprenons à prendre du recul sur ces évidences qui n’en sont pas.

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Que voyez-vous dans l’image ci-dessous ?

Jeune ou vieille ?

Une jeune femme présentant son cou, la tête tournée de trois-quarts vers l’arrière-plan ? Ou bien le visage d’une vieille femme, de profil, la tête baissée vers le coin en bas à gauche ? L’image est un tel classique des livres d’illusions d’optique que vous connaissiez déjà, sans doute, les deux façons de l’appréhender. Popularisée en 1930 par le psychologue Edwin Boring, son origine est plus ancienne : le dessinateur états-unien William Ely Hill avait publié une version de cette image en 1915, dans un magazine humoristique, sous le titre « Ma femme et ma belle-mère ».

Notre épouse ou sa mère ?

Mais le dessinateur n’était pas non plus l’inventeur de cette image ambiguë : une version de l’illustration figurait sur une carte postale allemande dès 1888 !

Mais qui voudrait envoyer une carte postale pareille ?

Enfin, si votre sexisme vous rend incapable de trancher entre deux femmes, sachez qu’il existe une variante avec un homme en plus – pour régler le problème ?

Dans le doute, on rajoute un homme  !

Toujours est-il qu’Edwin Boring était intrigué par le fait que le cerveau puisse basculer entre des interprétations aussi divergentes d’une image donnée, car reposant sur des façons très différentes de (dé)construire le dessin. Contrairement à des images ambiguës comme le vase de Rubin, en effet, la distinction entre les deux illustrations ne peut être réduite à une simple ligne de démarcation : les deux dessins se mêlent intimement l’un à l’autre.

Ça manque de fond

Dans le cas du vase aux deux visages, l’ambiguïté est liée à la distinction entre le fond et la figure, alors que dans le cas des deux femmes, elle tient à l’interprétation des formes. D’autres images réversibles moins sophistiquées se contentent de tirer parti de l’orientation du dessin : la deuxième interprétation apparaît lorsque l’on met l’image à l’envers.

Comme Napoléon III, les dirigeants qui nous mènent à la guerre sont des ânes !

Nous pouvons citer également l’escalier de Schröder, qui sera perçu comme vu du dessus ou du dessous, au choix. (Aucun rapport entre cette image réversible et l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder… Si ce n’est que de nombreux responsables politiques prient pour que sa position sur la guerre en Ukraine devienne réversible : comment peut-il décemment s’accrocher aux mandats qu’il occupe au sein d’entreprises russes ?)

Dans l’esprit de l’ex-chancelier, les choses sont-elles sens dessus dessous ?

Pour décrire les exemples qui précèdent, on parle d’image bistable : deux interprétations sont possibles, entre lesquelles le cerveau doit choisir, car il ne peut percevoir les deux simultanément. Cependant, même quand notre cerveau se fixe sur une première interprétation, nous réussissons généralement à percevoir la seconde, lorsqu’elle est portée à notre connaissance.

Notons, au passage, que les études démontrent une influence de l’âge sur les perceptions, comme pour l’illusion des serpents de Kitaoka. Ainsi, en vieillissant, on a justement tendance à voir en premier la vieille femme. Et l’on sait que l’âge introduit également des biais en politique : les seniors, qui constituent indiscutablement un électorat de choix, se distinguent notamment par une plus grande aversion au risque

Mais, parfois, nous sommes incapables de percevoir l’ambivalence. Dans certains contextes équivoques, nous échouons à détecter l’ambiguïté : nous ne comprenons même pas comment quelqu’un pourrait percevoir autre chose que ce que nous percevons nous-mêmes. Un tel cas avait suscité quantité de discussions en ligne, en février 2015 : la fameuse robe que certains voyaient bleue et noire, quand d’autres la voyaient blanche et or.

On l’a dit : les histoires de robe, en politique, suscitent toujours le débat…

La controverse avait permis de rappeler un certain nombre de faits sur la perception des couleurs, car c’est bien ce que représente l’image : un exemple étonnant d’ambiguïté de couleur. Les élections favorisent cette forme d’ambivalence : certains responsables savent jouer du fait que leur couleur politique est ambiguë. En 2017, Emmanuel Macron propose de dépasser le clivage gauche-droite en étant « en même temps » de gauche et de droite (ou « ni de gauche, ni de droite », c’est selon) : c’est un candidat bistable ! Au terme de son mandat présidentiel, nous avons néanmoins une meilleure idée de son positionnement.

Car avec le temps émerge quelquefois une forme d’objectivité. Il s’avère que, sous un éclairage naturel, la robe ambiguë apparaissait réellement bleue et noire. Ceux qui parviennent à la voir bleue sur l’image ci-dessus se basent sur le fond « brûlé » à droite de l’image pour corriger spontanément la surexposition du cliché, tandis ceux qui la voient blanche n’opèrent pas automatiquement de balance des blancs, prenant l’image telle qu’elle est. En mai 2018, une autre ambiguïté provoquerait des échanges passionnés, dans le champ sonore cette fois-ci : l’enregistrement audio dans lequel certains entendaient « Yanny » et d’autres « Laurel ».

C’est moi Laurel, c’est toi Yanny

Or, dans le cas de la robe comme dans celui de l’audio, vous êtes peut-être convaincu de voir ou d’entendre les choses comme il faut. Ce que vous percevez vous semble incontestable. Et vous vous interrogez donc, peut-être, sur la santé mentale de ceux qui prétendent voir ou entendre les choses autrement. Quel genre de détraqué peut-il se tromper à ce point sur la réalité ? Et pourtant, les détraqués en question sont sans doute aussi convaincus que vous de la justesse de leur perception !

C’est un grand problème lorsque l’on souhaite favoriser la vie en société : on sait qu’une même information peut être interprétée différemment selon le bord politique auquel on appartient. Suivant que l’on se revendique de gauche ou de droite, d’un parti ou d’un autre, nos préjugés vont colorer différemment les évènements, propos, actions ou décisions que nous observons. Tous ces signaux ambigus, nos biais nous poussent à ne les analyser que dans un sens, sans considérer que d’autres manières de les appréhender restent possibles – et tout aussi valides. Ce qui contribue à la polarisation des opinions : nous nous enfermons dans des visions du monde de moins en moins compatibles, car de plus en plus radicales.

Le canard-lapin : pour éviter les explications sorties du chapeau, il faut continuer à lire le Canard et les autres journaux !

Pour lutter contre ce phénomène, il nous faut rester ouverts, à l’écoute, disposés à regarder une situation donnée sous de multiples angles. Idéalement, nous devrions anticiper les contextes propices à l’ambiguïté et, au moment de nous lancer dans leur analyse, veiller à suspendre notre jugement et garder en tête les différentes interprétations possibles. Diversifier nos sources d’information peut nous permettre d’éviter les lectures trop partiales. Il est temps d’avoir le même degré de rigueur et de vigilance que face aux tours de magie : acceptons que ce que nous croyons avoir vu ou compris n’est qu’une petite partie de la réalité !