La place des femmes dans la magie : la domination masculine ?
Chaque année, la Journée internationale des droits des femmes est l’occasion de suivre l’évolution des différences entre hommes et femmes dans divers aspects de la vie publique : différences de droits, d’accès, de condition, de traitement… Six mois après son élection à la présidence de la République, en 2017, Emmanuel Macron déclare que l’égalité entre les femmes et les hommes sera une « grande cause nationale » de son quinquennat. Mais, en annonçant sa volonté de refaire de la question une grande cause nationale, s’il est élu pour un second mandat, le président acte-t-il implicitement que ses résultats n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu ? En politique comme en magie, la situation des femmes n’est certainement pas comparable à celle de la gent masculine. Quelles sont les origines de ces inégalités ? Quels sont les défis singuliers auxquels les femmes doivent faire face ? Et quelles cartes peuvent-elles jouer pour prétendre enfin à l’égalité ?
♠ ♥ ♣ ♦
Citez trois noms d’illusionnistes célèbres de sexe masculin, vivants ou décédés. Même sans être un spécialiste de la magie, vous devriez y parvenir sans difficulté. Maintenant, citez trois noms de magiciennes célèbres, d’hier ou d’aujourd’hui. En êtes-vous seulement capables ? Et, si oui, ces noms vous sont-ils venus en tête aussi rapidement que ceux des hommes ?
Si l’art magique a connu un nombre non négligeable d’illusionnistes de sexe féminin, il ne leur est accordé qu’une place très limitée dans l’histoire de la discipline. Dans l’imaginaire commun, une femme ne peut intervenir dans un spectacle de magie que pour servir de faire-valoir à un artiste masculin : au mieux, elle est la partenaire passive d’un numéro de mentalisme en duo ; au pire, elle se cantonne à un rôle d’assistante chargée d’apporter du matériel sur scène ou tenant lieu de cobaye pour un tour de lévitation, de disparition ou de femme coupée en deux…
dans les années 1990, l’objectification se portait bien
Bien sûr, il est tout à fait utile au magicien que sa partenaire apparaisse docile et peu dégourdie : puisqu’elle est souvent celle qui doit réaliser l’essentiel du travail secret nécessaire au tour, tous les moyens sont bons pour détourner les soupçons des spectateurs. Il n’en demeure pas moins qu’être réduites à un rôle aussi discret ne permet pas aux femmes de révéler au public leurs talents et, partant, de briller en leur nom. Trop peu d’entre elles accèdent à la notoriété, si bien que les jeunes femmes qui souhaiteraient se lancer dans le métier ont bien du mal à trouver des modèles à émuler. Le manque d’exemples à suivre ne favorise pas la féminisation de la profession.
De fait, les représentantes de la gent féminine ont plutôt eu intérêt, historiquement, à se tenir éloignées de la magie : les accusations de sorcellerie risquaient sinon de les conduire directement au bûcher (ce risque étant heureusement écarté, de nos jours, les écolo-féministes essayent de se réapproprier la figure de la sorcière). Au XIXe siècle, les premières femmes à connaître le succès grâce à des « trucs » de magicien le font en toute malhonnêteté : des sœurs Fox à Eusapia Palladino, en passant par Eva Carrière et Helena Blavatsky, elles se présentent comme médiums ou voyantes dotées de pouvoirs spirites.
Il faudra attendre Adelaide Herrmann pour voir une femme honorée du titre de « reine de la magie ». Et encore, cela ne pourra se produire qu’après la mort de son mari puis la fin de son partenariat avec le neveu de son époux décédé, dont elle fut successivement l’assistante. Née Adèle Céline Scarcez à Londres en 1853, elle rencontre à 21 ans, sur un transatlantique, le Français Alexander Herrmann, avec qui elle se marie un an plus tard.
Le magicien, qui sera bientôt surnommé « Herrmann le grand », connaîtra un véritable triomphe aux États-Unis, auquel Adelaide contribue grandement : si elle semble se contenter sur scène d’un rôle d’assistante passive, elle n’hésite pas à suggérer elle-même des numéros spectaculaires (lévitation, crémation, femme canon…), pour lesquelles elle prend les plus grands risques. À la mort d’Alexander Herrmann, en 1896, elle n’a pas le temps de s’apitoyer : elle fait venir Léon Herrmann de France pour que ce dernier reprenne le spectacle de son oncle. À cause de désaccords artistiques, leur collaboration ne dure que trois ans.

C’est donc en 1899, à 46 ans, qu’Adelaide Herrmann décide de se lancer en solo ! Elle propose un spectacle de pantomime de 2h30, entièrement muet, dans lequel elle a l’audace de réaliser un tour dangereux dont nous avons déjà parlé : la balle entre les dents. Elle reproduit également l’« Arche de Noé » créée par son défunt mari : une illusion dans laquelle une arche en bois apparemment vide laisse échapper une foule d’animaux – en réalité, des chiens affublés de costumes représentant d’autres animaux !
En 1926, une explosion suivie d’un incendie dévaste l’entrepôt abritant l’ensemble des accessoires, des décors et plus de 200 animaux de son spectacle. Une bonne part du matériel est détruit, ce qui reste est en partie volé, et seuls deux chiens et un chat survivent… Pour autant, Adelaide refuse d’abandonner : deux mois plus tard, elle brûle à nouveau les planches avec un nouveau spectacle – oui, à 73 ans !
Si le nom d’Alexander Herrmann est passé à la postérité, celui de son épouse Adelaide est moins connu du grand public. Il aura fallu attendre la publication de ses mémoires en 2011, plus de 78 ans après sa mort, pour que l’importance de sa carrière soit enfin reconnue. Est-ce à dire que les femmes qui réussissent dans le monde de la magie ne peuvent le faire que dans l’ombre d’un homme ?

On est en droit de se demander si Alexandra Duvivier aurait connu le même destin sans son illustre géniteur, Dominique Duvivier, le fameux propriétaire du café-théâtre Le Double fond. Pourtant, rien ne la prédisposait à suivre l’exemple paternel : comme son père n’envisageait pas qu’elle se lance dans la magie, c’est toute seule qu’elle a commencé à se former. Elle n’a pas ménagé ses efforts et, face à la figure imposante de son père, l’on ne peut qu’imaginer les efforts qu’elle a dû fournir pour réussir à se faire un (pré)nom – de quoi lui permettre de bluffer Penn & Teller !
Mais la proximité d’une artiste avec un homme ayant connu le succès vient forcément jeter le doute sur ses qualités propres : aurait-elle réussi sans ce coup de pouce ? Cristina Kirchner serait-elle devenue la présidente de l’Argentine si son époux n’avait été élu à ce poste quelques années plus tôt ? Hillary Clinton aurait-elle eu ses chances au sein du parti démocrate si Bill Clinton n’avait lui-même dirigé les États-Unis pendant huit ans ? Bref, le succès des femmes n’est-il rendu possible que par le succès préalable d’un père ou d’un mari ?

En magie comme en politique, le terreau a longtemps été défavorable à l’éclosion des talents féminins. Satisfaits de se partager le pouvoir, politiciens et illusionnistes mâles n’ont ouvert la porte à des profils féminins que tardivement. Dans son livre How Magicians Think, Joshua Jay rappelle que le Magic Circle, la plus grande association de magie britannique, n’accepte de femme dans ses rangs que depuis de 1991 – et l’auteur précise que le porte-parole de l’association aurait justifié leur exclusion, en 1972, au motif que « les femmes ne savent pas garder de secrets » !
Les revendications égalitaires auront eu raison des plus mauvais arguments, et de nombreuses femmes tentent aujourd’hui de prendre pied dans des bastions historiquement masculins. Depuis septembre 2021, le Magic Circle est d’ailleurs présidé par une femme de 28 ans, Megan Swann, promotrice de la « magie verte », c’est-à-dire une magie porteuse d’un message écolo.
prête à recréer le tour de l’« Arche de Noé » ?
Plus largement, si l’on rapproche la condition des femmes dans le monde politique et dans l’univers de la magie, les parallèles sont évidents. D’abord, dans les deux cas, les hommes sont surreprésentés dans les effectifs. La situation est cependant en train d’évoluer – en politique, notamment grâce aux mesures de parité, qui peuvent malheureusement être détournées pour condamner les femmes à des postes à faible responsabilité.
Ensuite, à cause du manque de visibilité des femmes lié à la surreprésentation des hommes, les jeunes aspirantes peinent à identifier des exemples stimulants… Et les modèles féminins qui s’imposent reposent généralement sur des clichés. Par exemple, une femme politique doit manifestement correspondre à l’un des trois archétypes historiques : la madone, à la fois maternante et séductrice (pensez à Ségolène Royal), l’« hommasse », qui se fixe de copier les codes masculins (Marine Le Pen), et la bonne élève (Valérie Pécresse). Tandis que les hommes ont la liberté de se couler dans une large gamme de moules, notre préjugé d’incompétence vis-à-vis des femmes, sans doute, les contraint à se calquer sur un modèle censé nous rassurer… De même, en magie, une étude a montré que les spectateurs jugent un tour moins réussi quand ils le pensent exécuté par une femme !
Les stéréotypes sexistes interviennent alors à deux niveaux : du côté des hommes, ils provoquent railleries et commentaires plus ou moins obligeants, qui ne sont pas sans conséquence sur les comportements vis-à-vis des femmes (par exemple, on pourra avoir tendance à moins prendre au sérieux leurs propositions) ; du côté des femmes, ils poussent à l’auto-censure, alimentant complexe de l’imposteur et « culpabilité du magicien ».
La conception d’une société féminisée pour le Z:
— Kim Ky (@KimKy31218479) March 7, 2022
«Quand il y’a un excès de valeurs féminines,il y’a une faiblesse de la société[…]c’est l’histoire de l’humanité[…]les hommes sont des chasseurs, les femmes cueilleuses»
Mesdames,nous ne sommes bonnes que pour la cueillette🤬🖕🏻🖕🏻 pic.twitter.com/97uxS6bKEV
Pire : les cas de harcèlement et de violences sexuelles ne sont pas rares. David Copperfield lui-même n’a pas été épargné par le mouvement #MeToo : le 24 janvier 2018, il publie un message de soutien au mouvement de libération de la parole des femmes… Juste avant d’être accusé d’agression sexuelle par une femme mineure au moment des faits !
Toutes choses égales par ailleurs, les femmes qui souhaitent se faire une place en politique ou dans la magie ont donc généralement plus de défis à relever que les hommes. La situation ne s’inverse que pour celles qui bénéficient de mesures incitatives (les politiques de discrimination positive comme les règles de parité) ou d’un effet de halo en leur faveur (par exemple parce qu’elles sont, tout bonnement, particulièrement séduisantes… Ce qui est en fait une autre manière pour les biais sexistes de peser !).
Pour compenser leur handicap, les femmes doivent dès lors répondre par un surcroît d’engagement et de motivation. Elles doivent avant tout répondre à une question capitale : souhaitent-elles oui ou non jouer « la carte femme » ? Pour l’élection présidentielle 2022, la candidate Valérie Pécresse a beaucoup hésité. Au début, elle ne voulait pas faire de son sexe un argument de campagne, au contraire d’Hillary Clinton. Mais puisque ses opposants ne se privaient pas de l’attaquer d’une façon qu’elle jugeait sexiste, la présidente de la région Île-de-France a finalement choisi de se présenter comme la « dame du faire », « deux tiers Merkel, un tiers Thatcher » !

L’exercice est délicat : pour réussir, une femme doit être capable de déjouer ou dénoncer certains stéréotypes, afin de les faire tomber et d’imposer sa marque, mais aussi de flatter d’autres types de préjugés, qui nous rassurent parce qu’ils répondent à nos attentes. Ainsi semble-t-il extrêmement difficile pour un individu de sexe féminin de faire l’impasse sur les questions d’habillement, par exemple : les commentateurs ne peuvent s’empêcher de renvoyer les femmes à leur façon de se vêtir (la robe à fleurs de Cécile Duflot reste dans les mémoires). Les spectatrices féminines s’intéressaient d’autant plus à Adelaide Herrmann que les journaux en avaient fait une icône de mode !
Bref, en magie comme en politique, les femmes doivent conserver un certain contrôle sur les situations en jouant toujours avec un coup d’avance. Charge aux hommes de mettre de côté leur ego et d’avaler leur chapeau, de temps en temps, pour leur faire de la place.