En début d’année, nous avons décrit les artifices par lesquels brasser du vent permet théoriquement de produire du mouvement – ou comment ne pas faire grand-chose permet potentiellement d’avancer quand même. Reste à étudier la façon dont se déploie, en pratique, le phénomène inverse : comment on peut avoir l’impression d’avancer… Quand rien ne bouge en réalité. L’« Europe de la défense » est l’un de ces serpents de mer qui agitent régulièrement le débat public sans qu’aucune avancée majeure ne soit jamais entérinée – mais la guerre en Ukraine a-t-elle enfin donné un coup de fouet au projet ? De même, à sa façon de réapparaître sur la scène médiatique à chaque fois qu’un nouveau rapport du Giec est publié, qu’une conférence sur le climat est organisée ou, pire, qu’un désastre naturel vient frapper une partie de l’humanité, le sujet du réchauffement climatique n’est-il rien d’autre qu’un serpent de mer ? Et lorsque nos dirigeants politiques, au terme d’une énième COP, se félicitent de la signature d’engagements sans précédent, nous font-il in fine avaler des couleuvres ?

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Les serpents d’Akiyoshi Kitaoka nous offrent un merveilleux exemple d’illusion de mouvement : laissez vos yeux parcourir l’image ci-dessous, et vous aurez l’impression de voir les reptiles se mouvoir ! Alors que, nous tenons à vous l’assurer, il s’agit bien d’un dessin statique, et non d’une image animée.

Pour que les choses bougent, il faut soi-même (se) bouger

Croyez-vous maîtriser votre regard ? Lorsque vous observez une scène, pensez-vous que vos yeux se déplacent de façon continue, c’est-à-dire que vos globes oculaires pivotent sans interruption, animés par un mouvement constant de progression ? Si oui, vous vous trompez. Vos yeux ne font qu’avancer par micro-saccades : ils « sautent » d’une position à l’autre par à-coups. Lorsque vous lisez un texte, par exemple, la zone étroite où se focalise votre regard ne glisse pas gracieusement le long des lignes formées par les lettres : elle se translate d’un point de fixation à un autre en se fixant quelques millisecondes sur chacun avant de passer au suivant. Nos yeux ne parviennent à se déplacer avec fluidité que dans un cas : lorsque nous suivons du regard la trajectoire d’un objet mobile.

Dans l’image ci-dessus, l’effet de rotation naît de la somme des micro-mouvements effectués indépendamment de notre contrôle : saccades et clignements provoquent l’illusion du déplacement des serpents. Évidemment, si vous tentez de fixer un point de l’image sans bouger, l’effet se dissipera, et s’évanouira même complètement si vous parvenez à rester immobile… Ou que vous êtes très vieux.

Car voilà bien une différence entre les serpents de Kitaoka et la mystification entretenue par les dirigeants politiques : les études ont montré que, dans le cas de l’illusion d’optique, ce sont les individus les plus âgés qui percevront le moins de mouvement… Tandis que, face au réchauffement climatique, ce sont les plus jeunes qui s’indignent de ne pas voir les choses avancer aussi vite qu’ils le voudraient ! Et ce sont eux, à la fin, qui auront à en subir les conséquences.

Le monstre du Loch Ness : un serpent de mer aussi difficile à observer que les efforts pour lutter contre le réchauffement climatique

Dans le deuxième volet de leur sixième rapport, qui vient d’être publié, les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) brossent un tableau cauchemardesque : non seulement les effets du changement climatique sur nos vies sont déjà bien réels, mais les catastrophes sont à la fois plus nombreuses, plus fréquentes et plus importantes qu’anticipé… Quoique l’on fasse, les choses ne feront qu’empirer. Pour tenter d’atténuer les impacts du réchauffement sur nos sociétés – auxquels nous devrons néanmoins nous adapter –, des mesures drastiques doivent être mises en place dès aujourd’hui.

Bien sûr, ce n’est pas la première fois que les experts tirent la sonnette d’alarme. La lutte contre le réchauffement étant systématiquement reléguée au second plan de la vie politique, cet énième « rapport de la dernière chance » a comme un goût de déjà-vu. La volonté de répondre à ce défi est régulièrement affirmée, des décisions sont prises, des engagements annoncés. Mais, quand on y regarde de plus près, rien n’a l’air de bouger. Il faut croire qu’avant de passer à l’acte, nous attendons d’être assurés de ressentir dans notre chair la morsure du serpent…

La bave du serpent atteint-elle la colombe de la paix ?

Lorsque l’on est exposé à un tour de magie, il faut être prêt à regarder les choses de près – et, comme le serpent, savoir garder son sang-froid. Parfois l’on s’aperçoit que rien ne bouge, là où l’on s’attendait pourtant à ce qu’il se produise un mouvement ; et d’autres fois, à l’inverse, on se rend compte que les choses que l’on croyait figées sont encore en train de remuer. En Ukraine, on s’imaginait les treize soldats de l’Île aux Serpents morts en héros après avoir lancé aux forces russes un retentissant « allez vous faire foutre ! » Le président Zelensky lui-même avait évoqué l’épisode dans l’une de ses adresses à la population. Or il s’avère que les soldats ont en réalité été faits prisonniers !

Attention, enfin, aux serpents de mer qui ne sont finalement que des marronniers. Certains évènements sont si récurrents et si prévisibles qu’il y a lieu de se demander s’ils méritent bien notre attention – mais c’est assurément dans l’intérêt de quelques acteurs de braquer sur eux les projecteurs. À trois jours de la date limite pour la validation de leur candidature à la présidentielle 2022, Éric Zemmour, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan ont ainsi réuni les 500 parrainages requis : ouf, ils seront de la partie ! Si le feuilleton a connu son lot de rebondissements, la stratégie de victimisation a fini par payer : la comédie a bien fonctionné. À gauche, on ne pourra pas en dire autant…

Une variation de l’illusion des serpents : l’« étoile flottante » de Kaia Nao