La magie du cinéma : des effets spéciaux aux acteurs présidents
Au lendemain de la 47e cérémonie des Césars, et ne serait-ce que pour nous éloigner d’une actualité peu glorieuse pour certains politiciens, nous vous proposons de parler cinéma ! Car la production de films cinématographiques entretient depuis ses balbutiements des rapports étroits avec le monde de la magie. Quel rôle ont joué les illusionnistes dans l’émergence et le développement du 7e art ? Et quelles passerelles permettent aujourd’hui aux meilleurs artistes de naviguer entre longs métrages, séries et responsabilités politiques ? Voyons comment politiciens et magiciens se rejoignent dans leur amour pour le jeu face caméra, puisque, sur ce point, une caractéristique au moins les rassemble : ils ont tout lieu de se réjouir lorsque leur cinéma nous embobine.
♠ ♥ ♣ ♦
L’histoire des liens entre magie et cinéma débute avant même l’invention du cinématographe. Les spécialistes s’accordent à décrire la naissance du cinéma comme l’aboutissement d’un processus logique et continu, plutôt qu’une révolution ayant impliqué un changement complet de paradigme : les tentatives de reproduire et projeter le réel par des moyens mécaniques se multipliaient déjà avant que le procédé à l’origine du cinématographe ne soit enfin maîtrisé. Théâtre d’ombres, boîte d’optique, thaumatrope, zootrope et praxinoscope sont quelques-uns de ces ancêtres illustres ayant jalonné ce que l’on appelle le « précinéma ».

Or les illusionnistes avaient fréquemment recours à des lanternes magiques, par exemple, pour proposer à leur public des vues féériques ou fantastiques ! Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des artistes aussi inventifs aient fait partie des premiers spectateurs à percevoir le véritable potentiel du cinéma.
Né en 1861, Georges Méliès, le fils d’un industriel de la chaussure, aurait préféré devenir peintre plutôt que de reprendre l’entreprise paternelle. Son père l’envoie néanmoins à Londres en 1883 pour perfectionner son anglais. Vendeur dans un grand magasin, il en profite pour s’initier à l’art de la prestidigitation, notamment à l’Egyptian Hall de ce John Nevil Maskelyne dont nous avons déjà parlé. Il y bénéficiera des enseignements de l’illusionniste David Devant en échange de la création de décors.
De retour à Paris, c’est décidé : il se marie puis vend ses parts de l’entreprise familiale afin de racheter le théâtre Robert-Houdin à la veuve du grand magicien ! Il y crée des spectacles de grandes illusions qui marquent le public pour leur sens de la poésie et de l’esthétique.

Invité par le père des frères Lumière à la première projection publique du « Cinématographe », le 28 décembre 1895, Méliès est fasciné par l’expérience, et propose immédiatement d’acheter le brevet de la machine. On ignore si c’est le père ou l’un des frères qui lui répond, et l’on peut également se demander si cette réplique était animée par l’envie d’écarter un concurrent ou par une incapacité totale à se projeter dans l’avenir, mais la réponse dont se souviendra l’illusionniste est passée à la postérité : « Remerciez-moi, je vous évite la ruine, car cet appareil, simple curiosité scientifique, n’a aucun avenir commercial ! »
Si les frères Lumière ont manqué de vision, ils n’ont pas été les seuls : après avoir assisté à l’une de leurs projections, David Devant tente de convaincre John Nevil Maskelyne que le futur est au cinéma, mais ce dernier n’y voit rien d’autre qu’un « succès sans lendemain » (« a nine-day wonder »). Devant loue un appareil au premier réalisateur britannique, Robert William Paul, et les « images animées » qu’il présente aux spectateurs rencontrent un tel succès qu’elles viendront clore chacun de ses spectacles. Devant se vantera également d’avoir été le premier illusionniste à être filmé !
n’a pas été impressionné… Et il y a des faux souvenirs !
Ne se laissant pas détourner de son idée par le refus des frères Lumière, Méliès achète un projecteur au même Robert W. Paul, qui est l’un de ses amis londoniens. Il fonde sa propre société de production, la Star Film, et projette dans son théâtre, dès le mois d’avril 1896, des films inspirés – voire même carrément copiés – de ceux des frères Lumière. Une découverte devait cependant l’amener à changer complètement d’approche, un « accident » qui lui ouvrirait les portes d’un univers créatif aux possibilités infinies…
Dans la « légende » de Méliès, en effet, sa machine se serait bloquée alors qu’il était en train de filmer un omnibus… Comme la remettre en marche lui aurait pris quelques instants, il se serait rendu compte, au moment de visionner le résultat, que la « coupure » avait pour effet de transformer d’un coup l’omnibus en corbillard ! L’anecdote suscite le scepticisme des experts, et puisque Thomas Edison avait déjà mis en évidence l’effet provoqué par cet arrêt de caméra, Méliès aurait pu simplement s’inspirer d’un film déjà vu.
Toujours est-il que le magicien décidera de se consacrer à la réalisation d’œuvres de fiction « spectaculaires ». À partir de la réalisation de l’Escamotage d’une dame au théâtre Robert-Houdin, il déploiera son ingéniosité à mettre au point les premiers trucages : surimpressions, fondus, grossissements et rapetissements de personnages… Les effets spéciaux étaient nés.
Accessoirement, Méliès est aussi crédité pour la réalisation du premier film politique, en 1899, L’Affaire Dreyfus. Dreyfusard convaincu (contrairement à un certain candidat à la présidentielle 2022), le cinéaste y reconstitue les faits de façon chronologique, ce qui ouvrira la voie au genre de film dominant dans les années qui suivent : l’« actualité reconstituée ».
retrouvera Gros-Jean (pas) comme Devant
La politique s’emparera très tôt du cinéma comme outil de propagande. Du premier blockbuster d’Hollywood, Naissance d’une nation, auquel l’armée états-unienne apporta son concours, aux œuvres mythiques de Leni Riefenstahl, qui visaient à magnifier l’Allemagne nazie, les films de propagande ont toujours su en appeler à l’émotion pour mieux influer sur la raison. Ce qui explique pourquoi ils sont tant utilisés en temps de guerre, lorsqu’il est si essentiel de « gagner les cœurs et les esprits ».
Les productions les plus ouvertement idéologiques ont laissé la place à des expressions plus subtiles de soft power, mais l’armée états-unienne dispose toujours d’un bureau de liaison avec Hollywood, qui met à disposition lieux de tournage et matériels pour les films conformes aux attentes du Pentagone. En septembre 2017, l’État français annonçait encourager des collaborations de ce type par la signature d’une convention cadre entre le ministère des Armées et la Guilde française des scénaristes.
Le cinéma, enfin, est un étonnant pourvoyeur de politiciens. Qui aurait pu prédire que Ronald Reagan, modeste acteur de films de série B, accèderait au pouvoir pour deux mandats à la tête de la première puissance mondiale ? Qu’Arnold Schwarzenegger, immigré autrichien devenu culturiste aux États-Unis avant d’enchaîner les rôles héroïques dans des films d’action à gros budget, serait un gouverneur californien très respecté pour ses mesures environnementales ? Et, surtout, que Volodymyr Zelensky, un « clown » ayant joué un personnage de prof d’histoire honnête mais naïf, devenu président par hasard, serait effectivement élu à la tête de l’Ukraine pour se muer en chef de guerre – voire en héros ?

Les frères jumeaux Jarosław et Lech Kaczyński, futurs président de la République et président du Conseil des ministres de Pologne, jouèrent enfants dans le film Histoire de deux enfants qui volèrent la Lune. Dans cette histoire, deux garnements échafaudent un plan censé leur assurer la fortune : voler la lune et la vendre. L’occasion de rendre hommage au plus grand chef-d’œuvre de Georges Méliès : Le Voyage dans la lune !

Pour aller plus loin : le portrait de Georges Méliès sur le site Artefake