« Renverser la table », ou l’impossible combat contre les erreurs de perspective
Une même expression est venue à l’esprit de plusieurs analystes : en choisissant de reconnaître l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass, avant même de lancer une opération militaire de grande envergure contre l’Ukraine, le président russe a « renversé la table » (voir ici, là…). La table en question, c’est la table des négociations, cette immense pièce de mobilier à 100 000 euros autour de laquelle Emmanuel Macron et Vladimir Poutine s’étaient entretenus pendant cinq heures le 7 février (à bonne distance l’un de l’autre, de peur que les autorités russes récupèrent l’ADN de notre président ?). La formule revient souvent dans le vocabulaire politico-médiatique ; il y a deux jours, le Premier ministre Jean Castex parlait encore de la nécessité d’obtenir des résultats quand on s’engage à « renverser la table et tout casser ». On connaissait la tendance des médiums spirites à faire tourner les tables, mais d’où vient la fascination des politiciens pour leur retournement ? Une illusion d’optique offre peut-être un élément d’explication : si l’idée d’opérer des changements « renversants » les obsède tant, c’est peut-être uniquement parce qu’il s’agit d’un mirage, d’une chimère, d’une bête erreur de perspective, et que ça ne les dérange guère, finalement, que rien ne change vraiment…
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Nous avons déjà parlé du psychologue et chercheur en sciences cognitives Roger Shepard en évoquant l’illusion auditive à laquelle son nom est attaché. Dans le livre Mind Sights qu’il publie en 1990, il présente nombre d’illusions d’optique de sa création, dont l’une qu’il nomme « Turning the tables » (« tourner les tables »).

Dans l’image ci-dessus, observez bien le plateau, c’est-à-dire la partie blanche, de chacune des deux tables. Réussirez-vous à croire que les deux parallélogrammes ont exactement la même forme, l’une des deux figures étant simplement une rotation à 90° de l’autre ? Le rebord grisé sous le plateau fausse un peu la vision, certes, mais s’il faut vous convaincre que la seule différence entre les deux quadrilatères tient à une opération de rotation, regardez donc ci-dessous comment on passe de l’un à l’autre.

Les plus sceptiques trouveront une animation vidéo sur cette page. Et si vraiment vous n’arrivez pas à vous faire à l’idée que les deux formes sont les mêmes, vous pouvez toujours sortir une paire de ciseaux et découper votre écran d’ordinateur pour les comparer.
L’illusion d’optique, très puissante, conduit à de sévères erreurs d’estimation : d’un dessin à l’autre, un même côté de la table peur nous apparaître jusqu’à 25% plus court ou plus long ! La confusion provient des inférences que nous faisons automatiquement sur la base de nos perceptions. À cause de la présence des pieds de table, nous ne pouvons nous empêcher de supposer que nous avons affaire à deux « vraies » tables tridimensionnelles représentées en perspective. Et, dans ce cas, si les deux parallélogrammes correspondent effectivement au plateau de deux tables, alors, pour que leur représentation soit cohérente, il faut nécessairement que les tables soient différentes, aussi différentes que nous les imaginons (l’une étroite et élancée, et l’autre plus carrée, ramassée).

Bien sûr, comme pour la plupart des illusions d’optique, avoir conscience de notre erreur ne nous permet pas d’éviter de la « voir » : que nous le voulions ou non, notre perception reste erronée, condamnée à décoder l’image selon les règles des objets tridimensionnels. Roger Shepard l’écrit ainsi : « Toute connaissance ou compréhension de l’illusion que nous pouvons acquérir au niveau intellectuel reste pratiquement impuissante pour diminuer l’ampleur de l’illusion. » Nous ne pouvons pas lutter contre l’illusion sur le plan « physique » : ce n’est que sur le plan psychologique que nous pouvons agir, en apprenant à reconnaître les situations dans lesquels elle survient afin d’anticiper nos erreurs d’appréciation.
Une telle connaissance de soi et de ses limites, une saine humilité doublée d’une capacité à remettre en cause ses perceptions premières, voilà qui serait assurément utile aux politiciens et à tous ceux qui s’emploient à commenter l’actualité. Depuis des semaines, candidats, chroniqueurs et journalistes rivalisaient d’affirmations péremptoires sur ce que Vladimir Poutine avait en tête, en massant des dizaines de milliers de soldats à la frontière de l’Ukraine, et se targuaient de prédire ce qu’il ferait ou non de ses troupes. Ceux qui continuent à se risquer à l’exercice déclarent maintenant que le président russe ne va pas se contenter de renverser la table… Car il vise carrément à renverser un régime.