Alors que Le Monde venait de consacrer un article au métier ingrat d’assistant parlementaire (AP), un nouveau scandale jette une lumière crue sur le rôle des collaborateurs de député : Fabien Roussel, le candidat du Parti communiste à la présidentielle 2022, aurait été rémunéré à ce poste pour le député communiste du Nord, entre 2009 et 2014, sans produire aucun travail réel. Il n’est pas le premier homme de l’ombre accusé de n’avoir été qu’un assistant fantôme : de l’affaire Fillon à celles qui impliquent les AP du Front national et des partis centristes (MoDem et UDF) au Parlement européen, les soupçons d’emploi fictif sont récurrents, tant les fonds publics servant à la rémunération d’un AP peuvent être utilement détournés au profit d’un parti, d’un parlementaire ou de son entourage. La magie étant un art de la dissimulation, on y joue fréquemment avec l’idée d’agir dans l’ombre et de manipuler la lumière pour guider le regard. Une branche de la discipline est même consacrée à ce jeu sur les contrastes : le « black art ». Quels sont les secrets de ceux qui se fondent dans le décor ?

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Ce n’est pas le type de tours le plus répandu, mais peut-être en aurez-vous déjà vu : le numéro s’exécute sur une scène tendue de rideaux noirs, et l’on voit des objets ou des membres du corps du magicien apparaître et disparaître, se séparer et se recombiner… Toutes les couleurs autres que le noir ont une tonalité fluo, et pour cause : la scène est éclairée par lumière noire – cet ultra-violet de boîte de nuit qui fait ressortir les pellicules sur les habits (et les fluides corporels dans les scènes de crime des séries policières !). On parle de « black art » (à ne pas confondre avec le Black Arts Movement), et plus généralement en français de « théâtre noir », puisque le recours à l’effet n’est pas cantonné aux spectacles de magie.

Magie noire en lumière noire

Comme vous pouvez maintenant vous en douter, après tant d’articles traitant des conflits de propriété intellectuelle dans le monde de la magie, l’invention du black art est disputée. Le premier brevet se référant à l’effet est déposé en 1886 par le Français Buatier de Kolta, mais l’acteur allemand Max Auzinger (dont nous avons déjà cité le nom, William Robinson lui ayant volé l’idée d’incarner un magicien arabe avant de devenir le « Chinois » Chung Ling Soo) affirme avoir découvert la technique par hasard en 1885, pendant les réglages lumière pour la représentation d’une pièce.

Attention, le contexte de la trouvaille n’a rien de politiquement correct : au moment où un acteur incarnant un Maure devait prendre la parole dans un décor très sombre, l’Allemand se serait rendu compte que seules deux rangées de dents blanches étaient visibles. Convaincu par l’effet, il mettra en pause sa carrière d’acteur de théâtre pour monter un spectacle reposant sur le procédé, le « Cabinet noir » (aucun rapport avec cette cellule mystérieuse dont parlait François Fillon !). Il y a tout lieu de croire que la technique avait déjà été employée au théâtre.

Chapeau bas aux Chapeaux blancs

Si un illusionniste comme Omar Pasha est resté fidèle à cette version traditionnelle du théâtre noir, des formes plus récentes sont apparues en magie « de près » (close up) : tours de cartes ou numéros s’effectuant avec des pièces sont parfois réalisés au-dessus d’une table recouverte d’un tapis de velours noir, filmés par une caméra pour être montrés en direct sur un écran à tous les spectateurs.

On n’y met pas que la poussière, sous le tapis

Le truc est le même dans tous les cas : les objets viennent à apparaître ou disparaître grâce à des caches de même couleur (noire) que l’arrière-plan, ou sont parfois simplement retournés, pour peu que l’une de leurs faces soit elle-même assortie à l’arrière-plan. Ils échappent à notre perception en déjouant notre capacité limitée à détecter les contrastes (cette faculté qui intervient dans l’inférence du sexe d’un individu sur la base de son visage !). En close up, le prestidigitateur s’aide souvent d’une « servante », une poche ou carrément une petite tablette placée derrière la table, de façon à ne pas être vue des spectateurs, qui permet d’abandonner ou au contraire de récupérer des objets.

Quant aux performances scéniques comme celles d’Omar Pasha, deux autres éléments viennent renforcer l’effet : l’éclairage en lumière noire (qui implique de bien penser le maquillage des acteurs, si l’on veut qu’ils renvoient des couleurs « naturelles » et non fluo)… Et le travail des assistants. Car, devant ou derrière les rideaux, des comparses s’affairent pour assurer le succès de la routine. Vêtus de noir, ils sont aussi indétectables que les marionnettistes des Guignols de l’info (invisibles à la télévision, il était pourtant difficile de ne pas les voir en plateau). Une chorégraphie précise se déroule sous nos yeux, dans laquelle chacun a sa place, et ceux que l’on n’aperçoit pas ont un rôle au moins aussi important à jouer que ceux qui crèvent l’écran.

Hommage aux assistants

Et c’est bien ce qu’on demande aux assistants : se fondre dans le décor sans apparaître dans la lumière. Pour que ceux qui bénéficient de leur travail aient la possibilité de briller, les AP de nos députés doivent se plier en quatre sans attirer l’attention, de même que les assistantes de magicien se contorsionnent en silence pour ne pas être réellement coupées en deux. Profitons donc de cette occasion pour saluer ceux sans lesquels les spectacles qui nous sont offerts auraient une tout autre couleur, tous ceux qui se démènent en coulisse, que ce soit dans les théâtres ou l’administration !

Nous ajouterons d’ailleurs qu’il en va de même pour la société dans son ensemble : ceux qui permettent au système de fonctionner ne sont pas forcément ceux qui sont mis en avant. Les « travailleurs essentiels » sont habitués à rester dans le noir et, comme par hasard, en France, nombre d’entre eux sont noirs… Le dernier rapport de la Dares sur la place des immigrés sur le marché du travail est très éclairant sur le sujet. On y apprend par exemple que 13% des travailleurs immigrés sont nés en Afrique subsaharienne, et qu’on les retrouve en priorité dans les métiers du gardiennage, de la sécurité et du soin (nous nous autorisons ici à supposer que les immigrés d’Afrique noire sont… majoritairement noirs). Qu’on le veuille ou non, notre pays ne serait pas le même – et n’aurait jamais pu être le même – sans cette « magie noire » ; il est donc illusoire de chercher à escamoter une partie de l’Histoire.