Nous avons déjà parlé de l’intérêt des postures martiales pour les politiciens souhaitant exprimer force et détermination. Les discours guerriers font la part belle aux figures de style comme l’emphase et la répétition : le boniment sert à faire illusion. Mais, parfois, les actes succèdent à la parole, et la déclaration de guerre est bel et bien suivie d’effet. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer aux manipulations : l’illusion a toujours sa place pour galvaniser ses troupes, démoraliser l’adversaire et tromper les soldats ennemis. Au-delà du cas de Robert-Houdin en Algérie, voyons donc comment la magie a pu être utilisée par les dirigeants politiques lors des conflits armés. Les illusionnistes ont des choses à apprendre à ceux qui font la guerre !

♠ ♥ ♣ ♦

Comme nous l’avons souligné, le politicien soucieux de se différencier a souvent recours à un « gimmick » permettant au public de l’identifier : il entend s’imposer dans l’esprit des spectateurs par un mot ou un comportement singulier. Comme chez les prestidigitateurs, le gimmick peut même prendre la forme d’un objet : la mue politique de l’écrivain Éric Zemmour l’a conduit à porter des lunettes en public, et Yannick Jadot, pour éviter les critiques, a finalement consenti à arborer une cravate. Car dans le domaine de la magie, rappelons-le, un gimmick n’est qu’un objet secret utilisé pour produire un effet.

Si vous avez toujours rêvé d’acquérir des gadgets du KGB, c’est le moment

S’il est un univers connexe à celui de la politique que l’on associe systématiquement aux objets truqués, c’est bien celui de l’espionnage : les « gadgets » font la fierté des musées consacrés à la figure de l’espion – qui n’ont pas forcément grand-chose d’autre à exposer, de toute façon, puisque le renseignement repose sur le secret au moins autant que la magie ! Il ne faudrait pas croire que la collecte clandestine d’information se résume à l’utilisation d’accessoires loufoques conçus par des inventeurs farfelus (la figure de Q, le collègue de James Bond, nous vient immédiatement en mémoire). Néanmoins, envoyer des agents en mission implique de savoir loger dans un objet du quotidien, d’apparence banale, un dispositif d’écoute ou d’enregistrement, voire une arme ou un compartiment secret.

Étui à cigarette dissimulant un appareil photo, pistolet camouflé en rouge à lèvre, parapluie lanceur de projectile… À chaque fois que l’on nous présente un tel objet, il y a lieu de se demander s’il a été effectivement utilisé, ou s’il a au moins été mis au point dans l’optique d’être utilisé, car il est fort possible que sa création relève elle-même d’une opération de propagande !

Ce film était donc une histoire vraie

Les gadgets ont connu leur heure de gloire lors d’un conflit de faible intensité qui s’est étalé sur plusieurs décennies : la guerre froide. Face à la menace soviétique, les services de renseignement états-uniens se montrent très créatifs et font preuve d’une large ouverture d’esprit en vue de se doter de capacités de nature à leur donner un avantage concurrentiel indéniable. Dans les années 1970, le renseignement militaire lance le projet « Stargate » pour évaluer la réalité et les applications possibles des phénomènes psychiques, en particulier la « vision à distance », c’est-à-dire la faculté qu’auraient certains « clairvoyants » de percevoir des lieux et d’autres informations à grande distance. Il n’y sera mis un terme qu’en 1995.

Dès les années 1950, craignant que l’URSS, la Corée du Nord ou la Chine s’emploient à laver le cerveau des prisonniers, la CIA met en place le programme MK-ULTRA pour étudier les techniques de contrôle de l’esprit humain. Les expériences, souvent menées à l’insu de leurs cobayes, dont nombre de prostituées et de personnes atteintes de troubles mentaux, permettent d’explorer l’utilisation de stimulations électriques ou de moyens chimiques pour manipuler la conscience et provoquer certains comportements. Un journaliste accuse même la CIA d’être à l’origine d’un épisode de folie collective survenu dans un village français en 1951 : du LSD aurait été vaporisé par voie aérienne avant d’empoisonner le pain du boulanger !

Les dérives du projet MK-ULTRA

C’est aussi dans le cadre du foisonnant programme MK-ULTRA que la CIA aurait eu l’idée de faire appel au magicien John Mulholland pour ses talents de prestidigitateur. Dans les années 1950, l’artiste rédige plusieurs manuels décrivant des « trucs » potentiellement utiles aux agents en mission : comment transporter et verser pilule ou poudre dans la boisson d’une cible, comment exfiltrer un individu en le cachant dans un coffre de voiture, comment faire passer un message via ses lacets de chaussure…

La technique qu’il décrit pour s’emparer d’un document posé sur un bureau, qui consiste à placer au-dessus un dossier que l’on retire en même temps que le document au-dessous, reste très prisée des arnaqueurs de rue : faites bien attention, lorsqu’on vous demande de signer une pétition à la terrasse d’un café – et ne laissez pas votre téléphone traîner sur la table ! Les écrits de Mulholland devaient être détruits en 1973 mais une copie au moins a pu être sauvegardée, donnant lieu à la publication d’un livre en 2009 : The Official CIA Manual of Trickery and Deception.

Ce document déclassifié ne révèle pas qui a tué Kennedy

Ce n’était pas la première fois qu’un magicien choisissait d’user de ses compétences au profit de sa patrie : Harry Houdini, né en Hongrie avant d’émigrer aux États-Unis pour y devenir le « roi de l’évasion », met sa carrière en pause pendant un an, en 1917, afin de contribuer à l’effort de guerre de son pays d’adoption. En plus de participer à des galas pour remonter le moral des troupes, il encourage la vente d’obligations de guerre et enseigne à des soldats comment se libérer de leurs liens, dans le cas où ils seraient faits prisonniers par les Allemands. Il faut croire que, de Harry Houdini à Joséphine Baker, qui sut elle-même jouer les espionnes pour le compte de la France libre, certains immigrés font davantage pour la défense de la patrie que tous ceux qui prétendent pourtant parler en son nom !

Mais le cas le plus souvent cité date de la Seconde Guerre mondiale, et fait intervenir un représentant de la dynastie Maskelyne que nous n’avons pas encore évoqué : Jasper Maskelyne, fils de Nevil et petit-fils de John Nevil. Dans ses mémoires publiées en 1949 sous le titre Magic: Top Secret, le magicien raconte avoir porté son art des grandes illusions sur la scène d’un sinistre théâtre : le théâtre de la guerre. Intégrant l’armée dès le début du conflit pour apporter son expertise dans les opérations de camouflage, il se vante d’avoir été membre d’un groupe appelé le « Magic Gang » et, stationné en Égypte, d’avoir su leurrer l’armée nazie à plusieurs reprises : il aurait conçu des tanks factices (en baudruche !), dissimulé le port d’Alexandrie à l’aide d’une réplique géante (avec un phare en carton) et même fait disparaître dans le désert les troupes britanniques… De quoi inspirer au père de James Bond, l’écrivain Ian Fleming, le personnage de Q !

La plus grande entourloupe de Jasper Maskelyne (en anglais)

Sauf que… Nul historien sérieux ne semble prendre pour argent comptant les récits de Maskelyne. Tous s’accordent à dire que les exploits qu’il narre sont largement exagérés ; en dehors de la création de gadgets pour faciliter la fuite des prisonniers de guerre, son rôle a pu se restreindre à divertir les soldats par ses tours de magie. Un film intitulé The Magic Gang serait en préparation à Hollywood, avec Benedict Cumberbatch dans le rôle de Jasper Maskelyne ; nous avons peur que les évènements mis en scène n’entretiennent qu’un rapport lointain avec la réalité historique…

On le sait : en temps de guerre, la première victime est toujours la vérité. En 2003, le gimmick de la petite fiole d’anthrax a nourri le gros mensonge des armes de destruction massive ayant justifié le déclenchement de la guerre en Irak (guerre pour laquelle on fit appel à un chef décorateur ayant travaillé avec le magicien David Blaine pour mettre en place la plateforme de communication de l’armée au Qatar !).

L’époque n’est sans doute plus à la mobilisation de magiciens dans la conduite des hostilités. Sur Twitter, Uri Geller, qui prétend avoir mis son expertise en torsion de cuillère au service du Mossad, s’attache d’ailleurs à dissuader Vladimir Poutine de lancer ses troupes à l’assaut de Kiev. La guerre n’en demeure pas moins un cadre propice aux manipulations. Dans l’affrontement qui se joue actuellement entre Russie et Ukraine, restons vigilants vis-à-vis des paroles et des actes qui émanent des deux camps – et l’on peut déjà s’amuser à repérer dans les postures de chacun l’application des Principes élémentaires de propagande de guerre


Pour aller plus loin : une liste fournie de magiciens ayant travaillé comme espions