La mort de Chung Ling Soo : quand aller très loin… va trop loin
Le magicien Chung Ling Soo connut une carrière grandiose jusqu’à sa mort, sur scène, dans des circonstances qui frappent l’imagination… Et qui permirent au public de découvrir son plus grand secret. De quoi mettre en garde les politiciens qui se créent un personnage et font de leur vie une performance publique – en n’hésitant pas, au passage, à s’approprier ce qui leur plaît. L’orgueil peut conduire aux pires errances, du suicide politique jusqu’au racisme décomplexé.
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À l’orée du XXe siècle débarque aux États-Unis un magicien chinois, Ching Ling Foo. Son exotisme, son authenticité et son originalité lui assurent immédiatement un grand succès. Il avale le feu, crache de la fumée et des étincelles, et son exploit le plus sidérant consiste à produire, sous une pièce de tissu, une grand bol d’eau rempli à ras bord. Quelques mois plus tard apparaît en Europe un certain Chung Ling Soo, qui exploite lui aussi une veine extrême-orientale : les affiches, les costumes et les décors de son spectacle constituent une véritable invitation au voyage. Ses représentations sont largement silencieuses, l’illusionniste ne prononçant que quelques mots d’un mauvais anglais ; l’un de ses assistants fait office de traducteur lors des interviews.

« Plus on est de fous, moins y a de riz »
Si son spectacle semble largement puiser dans le répertoire de son concurrent, Chung Ling Soo introduit quelques spécialités, comme le tour « Condamné à mort par les Boxers », une variation de la balle entre les dents : l’un de ses assistants lui tire dessus avec un fusil, et le magicien recrache la balle dans un grand plat métallique qu’il porte entre ses mains.
Le 23 mars 1918, pourtant, le numéro ne se passe pas comme prévu. Après que la détonation retentit, Chung Ling Soo s’effondre et laisse échapper, dans un anglais parfait :
« Oh mon dieu. Il s’est passé quelque chose. Baissez le rideau. »
(Citation originale : “Oh my God. Something has happened. Lower the curtain.“)
Chung Ling Soo, cité ici
Emmené à l’hôpital, l’artiste s’éteindra le lendemain matin. Et le plus grand tour qu’il avait réalisé, la performance la plus incroyable de sa vie, ne pourrait plus être dissimulé davantage : il était né aux Etats-Unis et s’appelait en réalité William Ellsworth Robinson.
En Amérique, il avait notamment travaillé dans l’équipe du célèbre Harry Kellar, puis rejoint son grand concurrent Alexander Herrmann. Mais le mercenaire de la magie ne voulait pas se contenter de jouer les assistants : il voulait, par son talent, devenir lui-même une star. Ce qu’il parvint à faire… En n’étant pas lui-même !
Ne reculant ni devant l’appropriation culturelle, ni devant l’appropriation éhontée du travail et des idées des autres, il avait déjà, en 1887, fait une tournée sous le nom d’Achmed Ben Ali (un emprunt volontaire au magicien allemand Max Auzinger, qui se faisait appeler « Ben Ali Bey »). Pour se faire connaître aux États-Unis, Ching Ling Foo avait proposé un défi classique : il offrait 1000 dollars (soit plus de 30 000 dollars au taux actuel) à quiconque réussirait à reproduire ses tours, dont celui du grand bol d’eau. Robinson se présenta, mais le Chinois ne daigna pas le recevoir, car l’Américain avait déjà perdu un premier défi face à lui. Il en conçut assurément une certaine frustration.
Quand, en 1900, Robinson apprend qu’un agent cherche un magicien chinois pour un spectacle aux Folies Bergère, il décide donc de piller les routines de Ching Ling Foo et de modifier son apparence pour proposer une performance convaincante : il se rase le visage, noue ses cheveux en une natte et recouvre sa peau de fond teint – le blackface n’était pas loin ! Il choisit le pseudonyme Hop Sing Soo, qu’il changera en Chung Ling Soo avant d’embarquer pour Londres : il a déjà marqué les esprits à Paris, et son triomphe ne fera que s’accroître !

il est bien fourbe comme eux ! »
Lorsque la tournée mondiale de Ching Ling Foo le conduit au Royaume-Uni en 1905, l’illusionniste chinois est résolu à dénoncer son rival, qui ne parle même pas mandarin : lorsque le « traducteur » de Chung Ling Soo, un assistant japonais qui se fait passer pour un Chinois, se tourne vers son patron pour faire mine d’échanger avec lui dans sa langue maternelle, les deux hommes ne font que parler un sabir de leur invention aux sonorités vaguement chinoises – Michel Leeb, sors de ce corps ! Ching Ling Foo lance un nouveau défi : il paiera 1000 livres si son concurrent peut reproduire dix de ses tours. Ce dernier accepte… Mais le vrai Chinois ne se présentera même pas, le jour convenu ; Chung Ling Soo sera dès lors déclaré vainqueur par défaut, tandis que les spectacles de son rival seront annulés !
Et si la mort subite de Chung Ling Soo avait été un meurtre, demanderont aussitôt les plus complotistes d’entre vous ? Ching Ling Foo avait jeté l’éponge depuis des années, et l’hypothèse de la jalousie féminine ou du suicide mis en scène de façon alambiquée ont été rejetées par Scotland Yard au profit de l’explication la plus simple : un décès accidentel (« death by misadventure »). Le fusil truqué était censé garantir l’expulsion de la balle par un cylindre secret disposé sous le canon, or la corrosion avait altéré l’arme au fil des ans, si bien que le projectile était effectivement passé par le canon.

Ces Chinois mangent vraiment n’importe quoi ! »
Ce n’était pas la première fois que le tour causerait un décès : la balle entre les dents est sans doute le tour qui a provoqué le plus d’accidents. Utiliser une arme à feu n’est jamais anodin, ce que nous a encore rappelé le triste épisode survenu sur un plateau de tournage, en octobre dernier. C’est pourquoi il faut toujours calmer les ardeurs de ceux qui parlent de mettre une balle dans la tête d’un adversaire autant que les fanfarons qui jouent les matamores. On se souvient de ce ministre délégué chargé du Budget qui, détenteur d’un compte en Suisse, affirmait le contraire « les yeux dans les yeux ». Politiquement, Jérôme Cahuzac n’aura pas survécu à son boniment !
Ceux qui maîtrisent le tour savent que, pour le réaliser, il suffit d’avoir ce qu’il faut – ou qui il faut – dans la poche. Lorsque la détonation retentit dans le paysage politique, la cible humaine détourne l’attention du public vers l’origine du tir (on attend toujours les explications de François Fillon sur le « cabinet noir » prétendument à l’origine des révélations sur ses turpitudes), ce qui lui laisse le temps de se glisser la balle entre les dents… Le plus drôle étant que, pour faire diversion, le magicien politique accuse souvent les magistrats eux-mêmes de n’être rien que des « juges rouges », de la graine de communistes, d’affreux bolchéviques le couteau entre les dents !

Mais connaître le truc ne suffit pas, car les risques sont trop évidents ; tout le monde n’est pas Robert-Houdin. Il y a des prises de position qui tiennent presque du suicide politique. La campagne d’Arnaud Montebourg n’aura plus rebondi après sa proposition de bloquer les transferts d’argent privé vers les pays refusant d’accueillir les étrangers renvoyés ; l’annonce avait divisé jusque dans son camp, et reconnaître son erreur ne l’aura pas sauvé.
La décision de Jacques Chirac de dissoudre l’Assemblée nationale, en 1997, se sera retournée contre lui, de même que le Premier ministre britannique James Cameron se sera tiré une balle dans le pied en choisissant d’organiser un référendum sur le Brexit. Le candidat du parti communiste, Fabien Roussel, accuse Emmanuel Macron de « combattre l’évasion fiscale avec un pistolet à tire-bouchon », mais c’est peut-être uniquement pour éviter les accidents…

L’histoire de Chung Ling Soo nous apprend que si la Chine est parfois décrite comme l’empire de la contrefaçon (même la poudreuse des Jeux d’hiver n’est pas de la vraie neige), certains magiciens étrangers se sont également illustrés dans la contrefaçon… de Chinois ! La supercherie révélée par le décès de William Robinson résonne d’ailleurs étonnamment avec la tromperie sur laquelle repose l’intrigue du film Iron Man 3, qui avait choqué les fans du comics original (attention, spoiler à venir !).
Dans la bande dessinée, le Mandarin est un être diabolique inspiré du docteur Fu Manchu, ce génie du mal construit sur la base des pires clichés associés au « péril jaune ». Fils d’un riche Chinois et d’une aristocrate anglaise (encore une analogie cocasse : Chung Ling Soo disait être le fils d’un missionnaire écossais et d’une femme de Canton), il porte dix anneaux lui conférant des pouvoirs surhumains (rappelez-vous des anneaux chinois !). Dans Iron Man 3, cependant, un coup de théâtre vient révéler la véritable nature du criminel surnommé le Mandarin, qui n’est doté d’aucun superpouvoir : c’est un simple acteur de seconde zone qui se fait passer pour un terroriste ! L’époque ayant changé, on peut supposer qu’un grand méchant incarnant un stéréotype raciste n’aurait probablement pas été du meilleur effet pour s’attirer les capitaux et le public chinois…
Si l’identité de William Robinson était connue de certains initiés, l’artiste aura réussi à tenir son rôle jusqu’au bout. Se glisser systématiquement dans la peau d’un personnage, s’assurer de la cohérence de ses apparitions, afficher toujours le même visage, voilà qui demande rigueur et abnégation ; le film Le Prestige de Christopher Nolan décrit avec justesse les sacrifices qu’implique une telle performance. Il faut faire très attention, par exemple, lorsqu’on se revendique (faussement ?) d’un certain groupe, au risque de s’emmêler les pinceaux entre le « nous » et le « vous »…
Quoi ? Qu’apprends-je ? Les homosexuels avec Zemmour ne sont pas homosexuels ?
— Nain Portekoi (@Nain_Portekoi) February 3, 2022
Du coup le doute m’habite ?
Est-ce que les musulmans avec Zemmours sont vraiment musulmans ?
Ou est-ce que toute sa campagne est un mensonge ?#EricZemmourMent pic.twitter.com/HbL57MmBcc
Pour aller plus loin :
- Le révisionnisme historique et les théories alternatives ne sont pas l’apanage de l’Occident ; un historien chinois prétend que ce sont les Occidentaux les experts en contrefaçon : les grands monuments que nous admirons auraient tous été contrefaits au XIXe siècle, et seule la Chine serait une grande civilisation !
- Un proche de Valérie Pécresse se plaint qu’on lui ait « mis une cible dans le dos » en l’accusant de sympathie avec l’islamisme