Le premier hacker était un magicien (et un gros troll)
Tandis qu’un groupe de cybercriminels exige le paiement d’une rançon pour ne pas publier les données qu’il affirme avoir volées au ministère de la Justice, nous apprenons que le FBI avait acheté en 2019 une version du logiciel espion Pegasus, qui serait d’ailleurs sur le point de passer entre les mains d’anciens militaires états-uniens. Pegasus est le nom de ce programme développé par la firme israélienne NSO Group pour s’introduire subrepticement dans un smartphone iOS ou Android, généralement via l’ouverture d’un message vérolé, dans le but d’accéder en toute discrétion au contenu de l’appareil. L’histoire du piratage des communications électroniques commence plusieurs décennies avant l’invention du premier ordinateur, bien avant que l’on parle d’informatique… Et c’est à un brillant illusionniste anglais que l’on doit le premier hacking électronique. Trollisme, espionnage et technologie : décidément, ça mène à tout, la magie !
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Dans la famille Maskelyne, cette dynastie de magiciens dont nous vous parlions récemment du patriarche, John Nevil, nous demandons aujourd’hui le fils : « John Nevil » aussi ! Pour éviter la confusion avec son illustre géniteur, il sera connu professionnellement sous le nom de « Nevil » Maskelyne. Il ne rejettera pas toute sa vie, pourtant, l’idée de provoquer la confusion : son plus grand fait d’armes aura précisément consisté à perturber une communication qui avait vocation à faire date…
C’est en 1903 que l’ingénieur italien Guglielmo Marconi entend réaliser la première grande démonstration publique à longue distance de télégraphie sans fil. Les ondes radioélectriques ont été mises en évidence par Heinrich Hertz quinze ans plus tôt, et Marconi est déjà connu pour avoir transmis le premier message radio en 1895 sur une distance de quelques kilomètres, puis la première communication transatlantique en 1901. En février 1903, il se vante de pouvoir assurer la confidentialité des transmissions en les limitant à une fréquence très précise : seul un récepteur réglé sur la même fréquence pourra alors les capter.
La démonstration est organisée en juin : à partir d’un émetteur situé en Cornouailles du Sud, Marconi prévoit de transmettre un message en morse jusqu’au bâtiment londonien de la Royal Institution, à plus de 450 kilomètres de distance. La société savante a réuni un large public autour des machines étranges opérées par un collègue de Marconi, le physicien John Ambrose Fleming (sans lien apparent avec Ian Fleming, le créateur de James Bond !).
Mais avant que l’expérimentation ne démarre, l’appareil utilisé pour projeter les diapositives de Fleming se met à cliqueter régulièrement. Ce n’est pas un problème d’ampoule, Fleming le sait ; le récepteur du dispositif mis en place pour retranscrire la communication en morse prouve qu’il s’agit d’un message maintes fois répété : « Rats! Rats! Rats! » (terme qui n’est pas à prendre comme une référence aux rongeurs mais bien plutôt une expression de dépit ou d’incrédulité). L’interjection martelée sera suivie de phrases moins amènes encore : Marconi se fait carrément traiter d’escroc !

Comme Twitter n’existait pas, à l’époque, pour porter outrage et disputes sur la place publique, c’est dans les journaux que Marconi et celui qui l’avait humilié s’invectivèrent. Dans un numéro de The Times, l’Italien peste ainsi contre la manifestation de « hooliganisme scientifique » ayant entaché son expérience, et fait appel aux lecteurs pour identifier le coupable. L’illusionniste Nevil Maskelyne est trop heureux de répondre quelques jours plus tard dans le même journal, en son nom : il explique avoir eu pour intention de dévoiler la vulnérabilité du système dont Marconi se prétendait l’inventeur.
Car s’il est vrai que la réception d’un message nécessite d’écouter une bande de fréquences étroite, l’émission, elle, peut être facilement piratée : il suffit d’envoyer massivement un signal sur un large spectre de fréquences pour que, dans le tas, même la fréquence « confidentielle » se retrouve saturée…

Maskelyne, comme tant d’autres ingénieurs, souhaitait dénoncer les brevets déposés par Marconi sur ses systèmes de transmission radio : ils étaient tellement restrictifs qu’ils interdisaient au magicien de continuer à recourir à des techniques qu’il employait déjà dans ses spectacles (pour ses numéros de mentalisme, il communiquait sans fil avec ses assistants situés en coulisse !). À l’instar d’un Horace Goldin s’attribuant la paternité du tour de la femme coupée en deux pour pouvoir traîner ses concurrents devant les tribunaux, Marconi était donc vu comme un « patent troll » – et à patent troll, troll et demi, semble s’être dit Maskelyne au moment de ridiculiser l’Italien.
Une question se pose, cependant : et si cette raison officielle avait caché d’autres intérêts économiques ? La technologie développée par Marconi entrait directement en concurrence avec la télégraphie filaire. Or des entreprises avaient englouti des sommes colossales pour tirer des câbles à travers les terres et les océans. Suite à la première transmission sans fil de Marconi par-delà l’Atlantique, l’Eastern Telegraph Company avait d’ailleurs embauché Maskelyne à des fins d’espionnage économique, et l’ingénieux magicien avait déjà montré qu’il était possible de déployer des antennes pour intercepter les communications radio envoyées par la compagnie Marconi à ses clients en mer.

Un hacker n’est pas forcément un cybercriminel : hacker un système signifie simplement tester ses limites (peut-il être utilisé pour produire des résultats sans qu’on lui fournisse en entrée les données qu’il attend ? Peut-il servir à autre chose que ce pour quoi il a été conçu ?). Dans la communauté des pirates informatiques, on distingue ainsi « black hats » et « white hats » sur la base de leurs intentions : les « chapeaux noirs » ne révèlent pas les failles qu’ils détectent, afin de pouvoir les exploiter, tandis que l’éthique des « chapeaux blancs » les incite à exposer les vulnérabilités d’un système, afin que ses concepteurs les corrigent.
Nous n’avons malheureusement trouvé aucune photo de Nevil Maskelyne avec un chapeau… Mais de quelle couleur pensez-vous qu’il était ?