Lecture à froid : comment transformer un ballon d’essai
Un bon politicien est un diseur de bonne aventure : il nous dit ce que nous avons envie d’entendre. De même que nous sortons épanouis et apaisés d’une séance de voyance nous ayant rassuré sur nos succès à venir, notre cœur se gonfle d’espoir et d’allégresse lorsqu’une prise de parole politique résonne si puissamment avec nos valeurs et nos convictions. Les voyants et tous ceux qui se disent « extralucides » ont recours à un éventail de techniques pour séduire ceux qui les écoutent, que l’on rassemble sous le nom de « lecture à froid ». Le psychologue Ian Rowland a consacré au sujet un livre foisonnant, The Full Facts Book of Cold Reading, très apprécié des magiciens (et sans doute des charlatans). Dévoilons ici quelques-uns de ces trucs rhétoriques aux noms colorés ; vous apprendrez vite à les repérer dans les discours.
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- Le flou fécond
Pour capter l’attention d’un auditoire, un bon orateur peut commencer par une apostrophe floue, c’est-à-dire une interpellation suffisamment vague pour que chacun puisse penser qu’elle s’adresse précisément à lui. Nicolas Sarkozy, tout juste élu président de la République le 6 mai 2007, prononce cette phrase qui aura mal vieilli : « Je veux dire à tous ceux qui souffrent d’injustices […] que je serai le président qui combattra les injustices. »
Les horoscopes regorgent de ces propositions nous donnant l’impression d’être compris dans notre intimité : « vous avez un potentiel considérable que vous n’avez pas encore utilisé à votre avantage », « parfois vous vous demandez sérieusement si vous avez pris la bonne décision ou fait ce qu’il fallait »… Elles mettent à profit l’effet Barnum, une forme de validation subjective qui nous fait nous reconnaître dans tout énoncé descriptif raisonnablement imprécis. L’effet tire son nom de l’homme de cirque P.T. Barnum, dont on prétend qu’il s’appliquait à satisfaire les goûts les plus variés : ses spectacles devaient inclure « un peu de tout pour tout le monde ».

Toutefois, dans la phrase citée plus haut, Nicolas Sarkozy ne se contente pas d’en appeler à l’intimité de chacun : l’apostrophe est immédiatement assortie d’une prédiction floue afin de transformer l’essai en verrouillant l’auditeur (« je serai le président qui combattra les injustices »). Cette déclaration au futur, qui tient donc lieu de promesse, est elle-même suffisamment indéfinie pour que ce soit celui qui écoute qui remplisse les trous : l’auditeur peut y mettre le contenu qu’il veut (l’injustice des condamnations pénales pour financement illégal de campagne, par exemple ?). Le politicien fournit les mots, mais c’est nous qui y mettons du sens.
Ces mots que l’on investit nous-mêmes d’une signification, Clément Viktorovitch les qualifie de « concepts mobilisateurs » : « un outil très pratique qui permet de ne pas dire grand chose, tout en mettant tout le monde d’accord avec soi ». On ne peut pas vraiment se tromper quand on place ces termes creux dans la conversation, car leur connotation positive provoque mécaniquement la réaction émotionnelle que l’on attend d’eux. C’est comme lorsque l’on fait parler les morts : on cherche à profiter de l’effet de halo de totems appréciés. Parler de « démocratie », de « république » ou même de « lutte contre les inégalités », c’est user de concepts favorablement connotés pour faire rejaillir sur soi un peu de positivité.
L’expert en rhétorique décrit un protocole très simple pour les détecter dans un discours : pourrait-on décemment revendiquer l’inverse ? Un politicien qui se targuerait de vouloir mettre un terme à la démocratie, renverser la république et lutter pour l’accroissement des inégalités aurait-il des chances d’être élu ?
Bien sûr, le recours à une terminologie obscure permet également de susciter d’autres types de réaction épidermique. Nous avons déjà souligné que jeter dans le débat public des notions qu’on se garde bien de définir, comme « wokisme » ou « islamogauchisme », permet d’en appeler sans difficulté aux préjugés des auditeurs. Pour peu que ces derniers soient en proie à une panique morale, un simple mot peut suffire à pousser sur le bouton qui déclenchera effroi, colère et indignation.
- Le millefeuille déclaratif
L’orateur fait le maximum d’annonces possible pour saturer la mémoire de celui qui l’écoute. Dans le tas, chacun ne retient que ce qui l’aura marqué personnellement, ce qui lui parle vraiment (réussite à un examen, amélioration de la santé d’un proche, fortune en affaire, retour de l’être aimé ?).
Les périodes de campagne électorale sont propices à ce déferlement de propositions, par exemple ici sur le pouvoir d’achat. Si la promesse ne coûte pas grand-chose, alors autant ne pas se brider : le marketing électoral encourage la multiplication des annonces envers une population d’électeurs finement segmentée.
Mieux : après quelques mois, le récepteur du discours ne se souviendra de toute façon que des prophéties qui se sont effectivement réalisées ! A posteriori, un voyant peut ainsi se voir créditer d’une belle liste de succès, mais uniquement parce que les autres prédictions ont été omises, et donc la ribambelle d’échecs négligée…
L’avantage, avec les promesses électorales, c’est qu’elles sont publiques. Quand la presse fait son travail, le citoyen peut se réjouir de l’existence d’un site comme celui-ci, porté par l’école de journalisme de Lille, qui fait le bilan des réalisations du président Macron en regard de ses annonces d’il y a cinq ans. Si chaque prophète était systématiquement ramené à ses déclarations, le poids de la prédiction deviendrait plus lourd à porter.
- Le principe du chaud-froid
Avec ce principe que Ian Rowland appelle « rainbow ruse » en anglais, on pousse au maximum l’effet Barnum : on se couvre de tous les côtés en proposant un énoncé en deux parties construit de façon à ce que l’auditeur soit obligé de se reconnaître dans au moins une des deux propositions (et plus généralement les deux).

Par exemple : « Vous êtes le genre de personne qui appréciez de passer du temps avec vos amis, entouré des gens qui vous aiment, mais vous avez aussi besoin, parfois, de prendre un moment pour vous, pour vous recentrer sur votre jardin secret. » Avec ça, on est ceinture et bretelle… Et tout le monde aura reconnu ici la logique à l’œuvre dans le gimmick du « en même temps » présidentiel !
- La pêche sous-marine
C’est une fois l’auditeur hameçonné que son interlocuteur peut aller à la pêche aux informations. À quoi celui qui l’écoute sera-t-il sensible ? Que vient-il chercher auprès du beau parleur ? Qu’a-t-il vraiment envie d’entendre ?
Le risque de l’auto-édition, c’est qu’il n’y a souvent personne pour corriger l’orthographe : c’est ainsi que le grand livre d'Eric Zemmour sur la France commence par une faute… de français. 🙃#Quotidien pic.twitter.com/OSVWTaPSJ2
— Quotidien (@Qofficiel) September 14, 2021
La « négation fuyante » est une technique de recherche fertile : il s’agit d’une interrogation négative qui, suivant la réaction qu’elle provoque chez l’auditeur, permet de rebondir dans une direction ou l’autre. Vous pouvez l’utiliser dans la vie de tous les jours, par exemple en demandant à quelqu’un que vous voulez impressionner : « Vous ne seriez pas Gémeaux, par hasard ? » Si votre interlocuteur vous répond que non, vous passerez à autre chose et la question sera vite oubliée. Mais si sa réponse est positive, alors vous aurez marqué des points à pas cher, car l’autre s’étonnera que vous ayez su le deviner. Pile je gagne, face tu perds.
Dans le champ politique, cette technique donne lieu à une stratégie de communication courante : le « ballon d’essai ». Un second couteau, ministre ou soutien bien identifié, exprime une idée controversée dans les médias. Bien que la déclaration soit présentée comme une réflexion en cours, voire une position personnelle, une polémique éclate. Les collègues du politicien qui s’est exprimé sont invités à prendre la parole pour démentir ou tempérer le discours : aucune décision n’est arrêtée, ce n’est qu’une idée à peine ébauchée, etc.
Lorsque le soufflé retombe au bout de quelques jours, de deux choses l’une : soit l’idée a provoqué une levée de boucliers, et le dirigeant politique qui l’a lancée en sous-main peut s’en désolidariser, soit elle n’a rencontré qu’une opposition modérée, voire suscité l’adhésion du segment de population ciblé, auquel cas le politicien pourra la reprendre à son compte. Quoi qu’il en soit, il aura réussi à tâter le terrain sans se mouiller.

Dernièrement, le débat sur la « grande Sécu » a constitué un cas d’école : si le projet d’une extension du régime de base de la Sécurité sociale avait soulevé l’enthousiasme, le président Macron ou tout autre candidat intéressé aurait pu reprendre l’idée à son compte. Au printemps 2021, les tribunes de militaires parues dans Valeurs actuelles participaient de cette même démarche : si l’initiative avait été moins fraîchement accueillie, les dirigeants d’extrême droite auraient pu s’en revendiquer plus franchement, et rebondir avec plus de zèle.
Enfin, les politiciens les plus téméraires n’hésitent pas à lancer des ballons d’essai en leur nom, par exemple pour jauger la perception de leur éventuelle candidature à une élection… Après la manœuvre opérée par Christiane Taubira en décembre, François Hollande vient-il lui aussi de tenter un coup en ce sens ?