Comment la France a fait appel à la magie pour s’emparer de l’Algérie
Depuis le début de son mandat, Emmanuel Macron a cherché à soigner les blessures qui affectent la relation entre la France et l’Algérie. Dans sa tentative pour réconcilier des mémoires meurtries par des années de mensonges, de dénis, de malentendus et de non-dits, il n’a pas évité quelques bourdes coûteuses vis-à-vis du pouvoir algérien, qui ont ouvert une période de crise en octobre dernier. Alors que la France s’apprête à célébrer les 60 ans du cessez-le-feu ayant mis fin à la guerre d’Algérie, le président doit redoubler d’effort pour apaiser les tensions. Et si ce qui manquait à notre relation, c’était un peu de magie ? Au milieu du XIXe siècle, la France eut en effet l’audace de déployer une véritable diplomatie de la magie pour pacifier l’Algérie. Voyons comment un prestidigitateur de renom fut envoyé en mission pour étouffer les révoltes et renforcer la colonie…
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Nous savons que les écrits de Jean-Eugène Robert-Houdin ne sont pas à prendre pour argent comptant. Sa rencontre de jeunesse avec un certain Torrini, l’illusionniste qui lui aurait tout appris, n’est probablement qu’une fable. À trop vouloir expliquer les tours de ses collègues, il a également pu commettre des erreurs – nous avons déjà évoqué ses explications fumeuses sur cet automate joueur d’échecs connu sous le Turc mécanique. Mais bien que la France ait arraché sa future colonie à la domination ottomane, en 1830, il n’est pas question ici de la Turquie : c’est une autre contrée bordant la Méditerranée qui nous intéresse, l’Algérie.
Dans ses Mémoires, Robert-Houdin nous narre les exploits qu’il aurait réalisés en Afrique du Nord à la demande des autorités françaises. Il livre un récit à la construction étonnamment moderne (ceux qui maîtrisent les arcanes du storytelling s’amuseront à y repérer les étapes du « voyage du héros »), non dénué d’un certain sens du suspense… Mais qui ne témoigne pas du plus profond respect pour la culture et les croyances de ses hôtes, attention : lues avec les yeux de notre époque, plusieurs phrases exhalent un sacré parfum de colonialisme décomplexé.

Toujours est-il qu’en 1854, Robert-Houdin profite d’une retraite bien méritée, à Blois, dans cette « maison à trucs » qu’il décrit dans Le Prieuré. Véritable ancêtre de nos smart homes, sa maison intelligente est truffée de dispositifs électriques servant à automatiser des tâches, comme l’ouverture de la porte d’entrée, ou bien à faciliter la surveillance de ses employés.
Il lui a suffi de huit ans pour atteindre les sommets de sa discipline et se retirer. Il a su faire de l’illusionnisme un art à part entière : ces tours que d’autres effectuaient dans la rue ou dans d’obscurs cabarets, il les a portés sur les planches, comme le théâtre. Sur une scène dépourvue de décor, il s’employait à présenter ses effets avec classe et distinction, vêtu d’un habit de soirée plutôt que d’un costume de magicien à l’ancienne. C’est ce style élégant et son indéniable créativité qui lui valent d’être qualifié de « père de la magie moderne ».
Le colonel de Neveu, chef du bureau politique d’Alger, lui fait un jour parvenir une demande : sa mission, s’il l’accepte, est de mener une opération de propagande psychologique auprès des Kabyles hostiles à la présence des colons. Les populations locales vivent sous la coupe de marabouts qui exaltent leur fibre guerrière. Pour les discréditer et réduire leur influence, Robert-Houdin doit démontrer que ces charlatans n’ont pas plus de pouvoirs surnaturels que lui : un illusionniste français vaut bien, somme toute, un magicien local.

Robert-Houdin ne donne pas suite au courrier. Il faudra attendre deux ans pour que, relancé par le colonel, il accepte de mettre ses talents au service de la patrie, prétextant ne plus avoir de bonne raison de refuser. Avant de partir à la rencontre des habitants de l’intérieur du pays, il s’échauffe à Alger en donnant quelques représentations face aux autochtones.
Le grand final repose sur trois numéros. D’abord, il prétend priver de sa force un spectateur monté sur scène : si l’Arabe parvient initialement à soulever une caisse en fer, il n’en est plus capable dès lors que Robert-Houdin le décide (en fait, le magicien a disposé sous la caisse un électro-aimant, qu’il peut actionner à l’envi pour clouer la boîte au sol !). Ensuite, il fait mine d’attraper au vol des balles tirées par un fusil. Enfin, il fait carrément disparaître un spectateur monté sur scène.
Ce dernier tour provoque la terreur des indigènes, qui s’enfuient épouvantés ; les interprètes doivent les convaincre qu’il ne s’agit pas de magie noire pour les rassurer. Un cheikh, qui finira par signer sa reddition quelques jours plus tard, souffle alors au colonel de Neveu : « Au lieu de faire tuer tes soldats pour soumettre les Kabyles, envoie ton marabout français chez les plus rebelles, et avant quinze jours, il te les mènera tous ici ».

Il est donc temps pour Robert-Houdin de se lancer dans une tournée à l’intérieur des terres. Elle culminera par une battle mémorable. Face à un marabout particulièrement soupçonneux, le prestidigitateur improvise dans la nuit une nouvelle version du tour de la balle attrapée au vol : le plomb que le sorcier lui tire lui-même dessus, il l’attrape entre ses dents ; affirmant que lui, par contre, n’aurait aucun mal à tuer le marabout si telle était sa volonté, il fait feu en direction d’un mur blanc, et une tache de sang y apparaît ! Il peut enfin terminer sa visite touristique et rentrer, comblé, au Prieuré. Il ne souhaite même pas être rémunéré par l’État pour sa prestation patriotique !
Mais cette expédition a-t-elle vraiment eu lieu ? Au moins une autre source en fait mention, le général Desvaux, qui énoncera en 1872 : « Les deux hommes qui ont le plus fait pour la pacification de l’Algérie sont Jules Gérard, le fameux tueur de lions et, par-dessus tout, Robert-Houdin ». C’est donc à coups de fusil que deux sommités nationales auront tenté de prouver aux Algériens la réalité du « génie français » – l’un par sa force et son courage, l’autre par sa grâce et son panache.

Si l’intervention du prestidigitateur est avérée, il faut néanmoins relativiser son impact. Le général Desvaux lui a sans doute accordé trop de crédit, comme peut-être au chasseur de lions : à long terme, l’arme à feu des deux hommes aura joué un rôle moins déterminant que les fusils des soldats français. Quelques années à peine après l’épopée algérienne de Robert-Houdin, les troubles reprennent de plus belle…
Sans qu’il puisse l’anticiper, l’illusionniste aura contribué à sa petite échelle à la longue et tumultueuse histoire de la colonisation africaine. Une histoire marquée par l’influence délétère d’une poignée d’étrangers avides, prompts à piller les ressources du continent et financer le recours aux armes pour appuyer les pouvoirs les plus accommodants. Une histoire qui n’aura pas été sans répercussions sur la politique nationale, les magouilles de la Françafrique ayant charrié leur lot d’affaires explosives et de mystères jamais élucidés, comme le fameux tour de magie du suicide de Robert Boulin dans 50cm d’eau…
