Le 17 janvier marque l’anniversaire de la création du plus célèbre des tours, « la femme coupée en deux ». Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’illusionniste anglais P.T. Selbit porte un regard avisé sur les évolutions de son époque, qui lui donnent l’idée de mettre en scène une simulation de torture sur une femme sans défense. Et si la dimension sexiste du tour avait en fait été pensée dans une optique de « guerre des sexes » ? Le caractère sadique de la performance visait-il à permettre aux hommes d’exorciser une frustration latente ? Il y a de la magie en politique, et il y a parfois de la politique dans la magie : explorons les liens insoupçonnés entre illusionnistes et luttes féministes !

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Le numéro qui donnera naissance au tour de la femme coupée en deux est créé en 1921 par le magicien anglais Percy Thomas Selbit (déjà fasciné par l’altération des formes, peut-être, il a inversé l’ordre des lettres de son patronyme, Tibbles). Le 17 janvier, il fait paraître une annonce dans les journaux londoniens : « Une femme sera sciée en deux lors de chaque performance cette semaine » (une phrase provocante qui évoque de nos jours la formule glaçante : « En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon »).

Dans Hiding The Elephant: How Magicians Invented the Impossible, l’historien Jim Steinmeyer explique que le tour de Selbit se présente dans sa version initiale comme une énigme scientifique. Une assistante est enfermée dans une caisse en bois, sans qu’aucune partie de son corps ne soit visible ; des spectateurs sont désignés pour tirer vers l’extérieur des cordes supposément accrochées autour de ses membres. Le magicien enfonce alors des lames en verre et en métal à différents emplacements de la boîte, que deux assistantes viennent ensuite séparer en deux parties à l’aide d’une scie passe-partout. À la fin, le magicien retire les lames, coupe les cordes et ouvre la caisse : l’assistante en ressort indemne.

Pour un tour complet du tour

La performance connaît un succès phénoménal, et se retrouve rapidement copiée. Quand Selbit entreprend des démarches pour exporter le tour aux États-Unis, il découvre avec horreur qu’un certain Horace Goldin, immigré lituanien devenu magicien de renom, en produit déjà une version. Et c’est bien cette version-ci, remaniée par le grand Howard Thurston, avec boîte découpée et restaurée laissant apparaître la tête et les pieds de l’assistante, que l’imaginaire collectif associe aujourd’hui au tour de la femme coupée en deux !

Si aucun historien ne semble souscrire à l’idée que Goldin ait inventé le tour des années avant Selbit, l’illusionniste états-unien « se plie en quatre » pour qu’on lui en attribue la paternité. Il dépose des brevets à tour de bras afin de s’arroger la propriété intellectuelle du secret, ce qui l’incite à la fois à céder la méthode sous licence à des collègues et traîner en justice ses concurrents indélicats. Ces procès, pour lesquels il dépense des sommes colossales, amplifient encore la publicité autour de la femme coupée en deux, contribuant à sa notoriété mondiale.

Vous ne pouviez pas y couper

Pour Selbit, en moins d’un an, c’est déjà trop tard : sa création lui a échappé. L’illusionniste anglais n’avait pourtant pas démérité, en inventant un tour qui s’inscrivait si parfaitement dans l’air du temps. D’un côté, après avoir connu les horreurs de la Grande guerre, la foule réclamait davantage que des effets à base de cartes et de foulards : les gens voulaient du sang, et la coloration morbide de cette nouvelle routine l’inscrivait dans la lignée des spectacles de Grand Guignol qui plaisaient tant.

De l’autre, les revendications féministes, qui avaient déjà abouti au Royaume-Uni à une première ouverture du droit de vote aux femmes, en 1918, venaient ébranler la perception que les hommes avaient de leur suprématie. Selon l’historienne Naomi Paxton, le tour avait une dimension politique d’autant plus évidente que Selbit avait proposé à Christabel Pankhurst, l’une des dirigeants du mouvement des suffragettes, de l’embaucher comme assistante pour 20 livres par semaine (soit près de 1000 euros au cours actuel !).

Les bons magiciens n’hésitent pas à embaucher
les assistants les plus improbables…

Il faut bien comprendre que la plus grande innovation du tour tenait au fait d’employer une femme comme assistante dans un rôle de victime. Jusqu’alors, les quelques femmes à être apparues sur scène aux côtés d’un magicien avaient principalement endossé des rôles d’ange ou de fée, ou bien de clairvoyante capable de lire dans les pensées. La société victorienne aurait vu d’un mauvais œil d’autres formes de mise en avant d’une femme – et le fait que les dames de la bonne société se devaient de porter d’amples robes aurait certainement compliqué la réalisation du tour !

En faisant d’une femme le sujet passif d’une séance de torture, Selbit accompagne le mouvement de redéfinition des genres qui agite la société. Car en plus d’ajouter une dimension sexuelle à la performance, la routine offre aux spectateurs (mâles) un moyen symbolique de conjurer l’anxiété qui est peut-être en train de les gagner, à l’idée que les femmes acquièrent des droits et prennent une place croissante dans la marche du monde.

La chèvre émissaire

Il faut croire que, de tout temps, le pouvoir des femmes a terrifié les hommes. Que ce soit en les accusant de sorcellerie, en les forçant à porter le voile ou en les accusant de tous les maux de l’époque moderne, les mâles les plus fébriles rivalisent d’expédients pour les tenir en place et contrôler leur comportement. Les moins rassurés vont jusqu’à s’imaginer qu’ils détiennent un droit inaliénable : celui de disposer du corps des femmes selon leur bon vouloir.

L’évolution des mœurs finira cependant par ouvrir la voie à l’inversion des rôles : dans les années 1990, Dorothy Dietrich devient « la première femme à couper un homme en deux ». Et David Copperfield coupera court au débat en choisissant de s’affranchir de tout assistant : c’est son propre corps qu’il soumettra au supplice.

Mais au fait, quel est le secret du tour ? Différentes méthodes peuvent être utilisées, qui ont en commun de faire appel à la souplesse de la « victime ». L’individu coupé en deux doit pouvoir se contorsionner sous la table, dans la boîte ou sur le côté. Dans le tour de magie politique que nous avons nommé « La France coupée en deux », il en va de même : ceux qui assistent un politicien clivant doivent souvent se contorsionner (par exemple ici ou ) pour justifier sa façon de fragmenter le pays… Qui ne s’explique véritablement que par la volonté de diviser pour régner ?

Y aurait-il des nostalgiques de la France coupée en deux ?