Le ruissellement et autres figures impossibles
Quel a été l’impact des mesures fiscales prises par le président Macron en début de mandat ? Un rapport de l’institut France Stratégie, pourtant rattaché au Premier ministre, l’affirmait sans détour en octobre dernier : la fin de l’ISF et l’instauration d’une « flat tax » n’ont pas eu d’effet bénéfique mesurable sur l’investissement ou les salaires. Rien n’indique qu’il se soit produit un « ruissellement », ce phénomène supposé par lequel l’enrichissement des plus riches contribue à l’amélioration du niveau de vie des plus pauvres par un mécanisme « naturel » d’écoulement des liquidités. Cibler prioritairement les premiers de cordée bénéficie-t-il au pays ? L’artiste néerlandais M. C. Escher a son mot à dire sur la question : ce n’est pas parce qu’on arrive à (se) représenter une réalité que nos représentations fonctionnent effectivement dans la réalité...
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Le président états-unien Joe Biden l’affirme en avril 2021 : « La théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné ». Mais le Fonds monétaire international, plutôt réputé pour ses positions néolibérales, le constatait déjà en 2015 : « L’augmentation de la part du revenu des pauvres et de la classe moyenne augmente la croissance, tandis qu’une augmentation de la part du revenu des 20% supérieurs entraîne une croissance plus faible – c’est-à-dire que lorsque les riches s’enrichissent, les avantages ne se répercutent pas sur le revenu. »
Dit autrement : rendre les riches plus riches ne suffit pas à rendre tout le monde moins pauvre. On pouvait s’en douter : puisque la robustesse du modèle tient au fait que les individus les plus favorisés investiront leur capital dans l’économie réelle de leur pays, la simple possibilité qu’ils ont d’investir cet argent à l’étranger ou dans des produits purement spéculatifs rend l’échafaudage théorique pour le moins bancal…
(Et trop de pauvres tuent d’autres pauvres…)
Dès lors, pour justifier l’allègement de la fiscalité du capital dès son arrivée à la tête de l’État, le président Macron se garde bien d’afficher une croyance aveugle dans la théorie boiteuse :
« Je ne crois pas au ruissellement. Pour ma part, je crois à la cordée. […] Si on commence à jeter des cailloux sur le premier de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole. […] Ce n’est pas le premier de cordée qui tire les autres sur la corde. Chacun doit aller, aspérité après aspérité, prendre sa propre prise. Mais quelqu’un a ouvert la voie. »
Emmanuel Macron, dans un entretien d’octobre 2017 cité ici et là
Pourtant, les soutiens du chef de l’État seront bien en peine de vanter les avantages fiscaux consentis aux Français les plus aisés sans recourir à des explications qui traduisent la même conviction : réduire les impôts des riches les incitera à investir dans l’économie réelle, ce qui conduira à plus d’emploi et, partant, plus de croissance. Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, défend ainsi son équipe en janvier 2018 : « Ce n’est pas un gouvernement qui fait des cadeaux aux riches ! C’est un gouvernement qui permet à l’argent d’être investi dans les entreprises pour nos emplois en France. »
Sans l’assumer, nos dirigeants ont donc appliqué une politique basée sur une vue de l’esprit dépassée, cette vision d’un mouvement cyclique perpétuel dans lequel arroser ceux qui se tiennent au sommet de la pyramide permet d’irriguer ceux qui se situent à la base, les liquidités revenant ensuite alimenter le haut par le biais de l’impôt.

Si l’on cherche une représentation graphique de cette image mentale battue en brèche depuis des années, c’est du côté de l’artiste Maurits Cornelis Escher que nous pouvons la trouver : la Chute d’eau est une cascade infinie qui parvient apparemment à fonctionner en circuit fermé. La différence étant qu’ici, ce n’est pas en se contentant de voir les choses de loin qu’on se dit que ça va marcher, mais au contraire lorsqu’on les regarde de près : lorsque notre œil balaye chacun des détails de l’œuvre, rien ne nous semble illogique, et pourtant quelque chose cloche lorsque l’on considère la lithographie en entier…
Le problème vient de notre incapacité à appréhender le mécanisme d’un seul tenant. On ne décèle aucune incohérence en se focalisant sur une partie ou l’autre du dessin : c’est quand on essaye d’en embrasser la totalité que l’impossibilité saute aux yeux. C’est quand on regarde le « big picture » en tentant de comprendre ce qui se passe vraiment que l’on se dit que ça ne tient pas debout, évidemment !
Les chercheurs parlent d’une figure ou d’un objet « impossible ». Susana Martinez-Conde et Stephen Macknick expliquent dans Champions of Illusion que l’illusion est liée au fonctionnement de notre système visuel : au lieu d’intégrer la globalité de notre perception d’un seul coup, nous construisons notre représentation à partir de l’assemblage de différentes parties. Des erreurs trop petites pour être détectées, et qui se produiraient rarement dans la vraie vie, peuvent ainsi s’additionner pour produire un résultat d’ensemble complètement erroné.

Une autre figure impossible parmi les plus célèbres est connue sous le nom de « blivet ». Lorsque l’on observe le haut de l’objet (en bleu ci-dessous), on croit voir l’Arche de La Défense, autour de laquelle s’agglutinent les sièges sociaux des grandes entreprises du pays. Le bas de l’objet (en rouge) évoque quant à lui la fourche des paysans, symbole des forces laborieuses. Or l’une des étymologies proposées pour le mot travail – très contestée, cela dit – renvoie au « tripalium », un instrument de torture à trois branches utilisé à l’époque romaine.

Comme pour la chute d’eau d’Escher et le ruissellement de l’économie, ne serions-nous pas face à une métaphore du monde du travail ? Lorsque les inégalités s’agrègent une à une depuis la base, on se retrouve avec de riches rentiers au sommet d’une pyramide s’appuyant sur une masse de travailleurs besogneux et mal payés… Combien de temps un tel système peut-il tenir ? Nous avons tout à gagner à prendre du recul et voir les choses en grand.