L’entretien à la radio ou la télé est un contexte de représentation singulier : les magiciens politiques y déploient d’autres techniques que lorsqu’ils contrôlent entièrement le temps et l’espace… Mais dans ce contexte en apparence plus contraint, le politicien contrôle-t-il a minima le journaliste ? Chez les illusionnistes de spectacle, il en va de même : le type de tour que l’on réalise en magie de rue peut grandement différer des routines prévues pour une performance scénique… Et si, dans la rue, la sélection d’un cobaye paraît aléatoire, le spectateur soupçonne forcément tout membre du public monté sur scène de n’être qu’un complice. Est-ce le cas ? Quels sont les différents avatars du « compère » ? Pouvons-nous distinguer différentes nuances de complicité ?

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Les interviews journalistiques nous laissent bien souvent sur notre faim, et pas seulement lorsque l’intervieweur, croyant être la véritable star de l’entretien, passe son temps à interrompre son interlocuteur pour tirer la couverture à lui. Même lorsque l’invité a tout loisir de dérouler son discours, une impression de vide peut nous gagner, que ce soit parce que les questions posées ne correspondent pas à nos préoccupations, ou que le questionneur se satisfasse de réponses floues, à côté de la plaque ou marquées du sceau de la langue de bois.

On aimerait que le journaliste ne lâche pas son invité avant d’avoir recueilli une parole sans ambiguïté. Qu’il n’hésite pas à le relancer et se répéter jusqu’à ce que, poussé dans ses retranchements, l’interviewé n’ait plus la possibilité de louvoyer. On aimerait qu’il en revienne à l’innocence des enfants, capables de vous demander « pourquoi » jusqu’à ce que vous preniez conscience de la vanité de vos justifications. Certains journalistes étrangers semblent y parvenir (un fameux entretien de 1997 avait conduit le journaliste anglais Jeremy Paxman à poser douze fois la même question à son invité), alors pourquoi pas les nôtres ?

Paxman : un jeu plutôt répétitif

Assurément, c’est parce que le journaliste ne fait pas correctement son job que le politicien parvient à nous mystifier. Mais attention, cela ne veut pas dire que l’intervieweur ait envie de jouer les complices ! Ni même qu’il en soit pleinement conscient. Il peut très bien servir de chien de garde à son corps défendant.

Ainsi, dans certains numéros, lorsque le magicien de spectacle invite un membre du public à monter sur scène, il lui glisse à l’oreille le mensonge qu’il va devoir répéter (ou lui adresse un clin d’œil tout à fait significatif), et le spectateur est trop abasourdi pour aller contre sa volonté. On parle de « compérage instantané », car le spectateur se retrouve immédiatement bombardé « compère » de l’artiste (on emploie également le terme de « comparse »). Cela peut vous paraître balourd et grossier, mais c’est ainsi : ne croyez pas que le truc d’un illusionniste soit toujours des plus raffinés !

Dans ce cas, le complice a évidemment conscience des habits qu’il endosse, à défaut d’être parfaitement consentant – et on sait que le consentement, c’est important, même lorsque l’on est une star du petit écran. Cependant, le complice n’a même pas besoin d’être lucide sur la situation : un politicien entraîné, à l’instar d’un charlatan se targuant de jouir de dons de voyance, fera en sorte que son interlocuteur ne réalise pas du tout qu’il est l’artisan de sa propre manipulation.

Parfois, la ficelle est un peu grosse

Ainsi l’interviewé parvient-il parfois à plonger le journaliste dans un état d’hypnose qui endort sa vigilance et lui ôte la faculté de répondre comme il le devrait. Les exemples sont innombrables ; que l’on pense seulement à cet ancien président qui parvint à opérer un rapprochement entre « singes » et « nègres », par le biais d’une tirade particulièrement décousue, sans réaction aucune de la part des personnes qui l’entouraient… Magnétisé par le charisme de son invité, l’intervieweur devient un jouet entre ses mains, une marionnette, un pantin : le politicien-ventriloque lui fait dire ce qu’il veut.

Mais passer pour un guignol est une punition méritée, peut-être, lorsqu’on n’hésite pas à produire les manipulations journalistiques les plus scandaleuses aux fins de tromper ses téléspectateurs, par exemple en bidonnant une interview télé !

Quitte à voir des guignols à l’écran, le grand patron a préféré se payer directement une chaîne d’info

Les magiciens ont ceci de fascinant que le simple espoir d’en apprendre davantage sur leurs secrets peut nous faire relâcher nos défenses. Alors que Carlos Ghosn, l’ex-dirigeant de Renault, venait de se soustraire à la justice japonaise en réalisant un numéro de grande évasion, bien caché dans une malle de larges dimensions, la journaliste Léa Salamé, les yeux plein d’étoiles, n’avait d’intérêt que pour l’histoire de la malle : « Vous avez vraiment voyagé dans la malle ? »

La complaisance complice peut aussi s’exprimer en temps différé : être régulièrement exposé à des idées qui nous heurtent tend à nous y désensibiliser et, avec le temps, nous risquons même de finir par les tenir pour vraies (« effet de vérité illusoire« ). Les idées professées par un magicien politique infusent lentement dans le corps de ceux qui s’y frottent trop souvent, et le désaccord initial a tôt fait de virer à l’opposition de surface, puis à l’adhésion silencieuse, voire finalement au soutien actif. Le chroniqueur Éric Naulleau a passé temps d’années à user ses fonds de culotte sur le même banc qu’Éric Zemmour que de plus en plus d’observateurs (ici, …) l’accusent de rouler pour celui qu’il présente modestement comme son « ami ».

On a tous eu mal(le) pour la profession de journaliste

Un détail plus ou moins dissimulé aux yeux du public peut évidemment biaiser l’objectivité d’un journaliste : les liens qu’il entretient à titre personnel avec les responsables politiques… Parfois jusque sous la couette. On le sait, en France, les histoires d’amour entre journalistes et politiciens émaillent la vie politique. Léa Salamé, pour filer notre exemple, n’est-elle pas la compagne de l’essayiste et député européen Raphaël Glucksmann ? La journaliste avait su se mettre en retrait de ses émissions télé et radio pendant la campagne pour les européennes de son compagnon, en 2019.

Tous n’ont pas le même rapport à la déontologie. Le site Arrêt sur images révélait dernièrement une belle entourloupe journalistique : le 1er janvier, le Journal du dimanche publiait un manifeste en soutien à la politique éducative du président Macron, sans préciser que, sur les 1200 signatures récoltées, plus de la moitié émanaient de personnes proches de La République en marche – voire carrément d’élus et collaborateurs du parti désignés comme simples parents d’élèves ou membres de la société civile…

Certains se bercent de l’illusion qu’avoir été journalistes fait (fera ?) d’eux des rois

Pour autant, il ne faut pas généraliser : si le soupçon du recours à un complice nous vient spontanément à l’esprit lorsqu’un magicien invite un membre du public à le rejoindre sur scène, l’explication est rarement la plus pertinente. Le compère est un cliché des explications magiques, au même titre que le fait de cacher des objets dans ses manches ou d’utiliser un mécanisme à double fond, ce qui en fait en soi une solution à éviter. Trop frontal et trop évident, le compérage n’est guère usité, en particulier pour les routines de mentalisme. Un bon magicien n’en a nul besoin : il a suffisamment d’autres tours dans son sac.

Aussi, certains journalistes ont fort bien compris le rôle qu’on souhaitait les voir jouer, et font leur possible pour se garder des accusations de complicité. Encourageons les journalistes qui veulent conserver leur indépendance : cela incitera les politiciens à se dépasser !

Attention, le tour de la balle entre les dents a déjà fait des morts, dans l’histoire de la magie : s’y essayer requiert du doigté !

Tous les responsables politiques n’entretiennent pas de bonnes relations avec les médias, du reste. Alors que Jean-Luc Mélenchon est condamné pour injure publique et diffamation envers des journalistes de Franceinfo, Éric Zemmour se permet d’humilier les représentants de la corporation à laquelle il appartient. On se souvient qu’au salon Milipol Paris 2021 dédié à la sécurité intérieure, une semaine seulement après une diatribe sur la nécessité d’« enlever le pouvoir » à ce contre-pouvoir que représentent les médias, le presque candidat faisait mine de menacer avec un fusil les journalistes présents : « Ça rigole plus, là ! »

Nous étions cependant tenus de comprendre qu’il rigolait, lui : la ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, Marlène Schiappa, fut traitée d’« imbécile » pour ne pas avoir perçu le mordant de la blague (parce que « si vous savez pas la différence entre l’humour, la blague et le sérieux, c’est que vous êtes un imbécile »). Le polémiste (du grec polemos, « guerre ») ajouterait par la suite : « L’humour est une arme dont Madame Marlène Schiappa est totalement dépourvue »… L’histoire ne dit pas s’il s’incluait aussi dans le camp des imbéciles : onze jours plus tôt, il avait lui-même réagi très sérieusement à la blague d’un goût douteux de l’humoriste Gaëtan Matis !

Pour aller plus loin :

  • Deux exemples récents des ravages de la censure et de l’autocensure : le renoncement d’une maison d’édition du groupe Bolloré à publier un livre sur Éric Zemmour par crainte de déplaire au grand patron, et les pressions de l’État pour censurer un reportage de l’émission Quotidien