Le 12 décembre 2021 se tenait le troisième référendum prévu par les accords de Nouméa pour décider de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Le résultat ne souffre aucune ambiguïté : l’autodétermination a été rejetée par 96,49% des suffrages exprimés… Qui ne représentaient cependant que 43,9% du corps électoral, notamment parce que les partis indépendantistes avaient exclu de participer au vote, et appelé la population au boycott. Si, pour les loyalistes, ce troisième et dernier référendum s’inscrit dans la continuité des précédents, et vient définitivement clore le débat, leurs adversaires ne reconnaissent quant à eux que les deux premiers scrutins. La Nouvelle-Calédonie restera française, soit, mais certains candidats à la présidentielle se refusent eux-mêmes à défendre la légitimité du vote. Dans une telle situation, avons-nous tendance à voir ce que nous voulons bien voir ? La continuité est-elle une caractéristique que l’on interprète plus qu’on ne la perçoit réellement ? Et les magiciens politiques peuvent-ils user de ce biais pour imposer leur vision de la France, de notre histoire et de notre identité ?

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« Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe plus de 1800 variétés de fromages ? » Cette formule bien connue est généralement attribuée au général de Gaulle, avec un nombre de produits laitiers qui fluctue tellement selon les versions de la citation que nous avons choisi de renvoyer ici à l’estimation actuelle la plus élevée.

De Gaulle et le fromage, c’est toute une histoire. Au début des années 60, le couvercle des boîtes de Vache qui rit cache une caricature du président : on égaye les fins de repas en s’amusant à découper la silhouette du grand Charles !

Une vacherie à l’encontre de celui qui avait
osé dire que « Les Français sont des veaux » ?

(À noter qu’à la fin de la décennie, on ne se contentera plus de moquer le chef d’État en privé : les manifestants de Mai 68 renouent avec les fantômes de la Révolution et de la Commune pour se livrer à cet art très français de la barricade et du soulèvement populaire – sous les pavés, la plage, mais sur les pavés, la grève !)

Si la présence du fameux profil sur le couvercle n’est pas une coïncidence, elle illustre néanmoins notre capacité à voir des éléments qui ne sont pas tout à fait là, que ce soit par habitude ou du fait d’une disposition fondamentale de notre cerveau à distinguer des formes connues plutôt que du simple bruit. Pour vous en convaincre, observez donc, dans l’image ci-dessous, le petit groupe de camemberts mal découpés (ou la tribu de Pac-Man cabossés, pour ceux d’entre vous qui auraient le fromage coulant en horreur).

A priori, il n’y a rien ici à se mettre sous la dent, et pourtant, si l’on tourne quelque peu chacune des formes, voyez maintenant ce qui apparaît :

Quiconque est familiarisé avec la carte de France reconnaîtra ici les contours de notre beau pays aux 1800 fromages (et non, nous ne vous oublions pas, citoyens de Corse et d’outre-mer, mais vous comprendrez que la silhouette la plus souvent représentée se restreint au territoire métropolitain et continental !).

On doit au psychologue italien Gaetano Kanizsa ce genre d’illusion d’optique, appelé « motif de Kanizsa » : le cerveau ne peut s’empêcher d’identifier des figures familières, préférant croire qu’une forme précise (ici, une carte de France colorée en blanc) a été posée sur d’autres figures élémentaires (six disques noirs) plutôt que de s’en tenir à la perception de six formes différentes aux contours arbitraires – les exemples les plus fréquents jouent avec des triangles et des carrés, mais comme un polygone régulier à trois ou quatre points ne nous suffisait pas, nous avons préféré jouer avec l’Hexagone !

Les illusionnistes ont appris à tirer profit de ce biais cognitif pour mieux nous induire en erreur, en suggérant des continuités là où nous ne pouvons voir que des ruptures. L’effet du tour classique Zig Zag, par exemple, est renforcé par le tracé de la silhouette le long des trois boîtes coulissantes : quand le bloc du milieu est poussé sur le côté, le spectateur est incité à imaginer que la position de l’assistante épouse la forme dessinée, et donc que son corps est tout bonnement coupé – alors même qu’il se contorsionne en fait sur le côté !

La variante politique du tour prend le nom de « ParalyZigZag » : le président penche à droite, puis à gauche, puis à droite, et à la fin le pays est paralysé !

Pour l’anecdote, nous noterons que Kanizsa est le nom d’une localité hongroise (« Nagykanizsa » sous sa forme complète, avec ce préfixe « Nagy » que l’on retrouve jusque dans le patronyme d’un ancien président, dont l’orthographe a donné du fil à retordre aux magistrats). Le mot Kanizsa provient du slave « knysa », qui signifie « appartenant à un prince » et, de fait, la ville abritait une forteresse… Dont la forme rappelle étrangement les contours de l’Hexagone !

Ne pas confondre « knysa » et « Knysna », ville d’Afrique du Sud où d’autres Français se sont illustrés dans l’art de la grève

Certes, le polygone ci-dessus ne compte que cinq sommets, mais le Citoyen masqué a toujours trouvé que le profil du territoire français s’apparentait davantage à un pentagone qu’à un hexagone… Raté : selon les chercheurs, la représentation idéale serait un carré ! Quand on vous dit, que si l’on n’y prend garde, on voit dans les choses ce que l’on veut y voir.

Un penchant naturel dont les politiciens sauront user à nos dépens. Par exemple, à en croire le député François Jolivet, lorsque Le Petit Robert intègre le mot « iel » dans la version en ligne de son dictionnaire, ce n’est pas dans l’intention de faciliter la compréhension du terme par les lecteurs qui tomberaient dessus par hasard… Mais bien plutôt la menace rampante d’un dogme délétère venu d’outre-Atlantique pour nous attaquer dans notre identité :« le stigmate de l’entrée dans notre langue de l’écriture dite « inclusive », sans doute précurseur de l’avènement de l’idéologie « Woke », destructrice des valeurs qui sont les nôtres » !

Pour les candidats les plus obsédés par le thème de l’identité, la continuité va de soi, et doit être préservée quoi qu’il en coûte – « Nous voulons un État […] qui soit l’agent de la continuité historique de la France », déclare par exemple Éric Zemmour. En vertu de quoi il est tout à fait justifié d’exploiter le registre de la peur et d’axer son discours sur les périls existentiels auxquels notre identité serait soi-disant exposée. C’est bien en ces termes qu’Alain Finkielkraut analyse le succès du polémiste :

« [Éric Zemmour] prend en charge l’angoisse existentielle d’un nombre grandissant de Français qui se demandent si la France va rester la France, si leur droit à la continuité historique sera enfin respecté ou continuera d’être bafoué. »

Alain Finkielkraut, sur le plateau d’Europe 1

Bref, attention à l’illusion de continuité : le poids du passé peut nous prédisposer à voir des choses qui ne sont pas là, liens fictifs ou risques inexistants qu’on imagine plus qu’on ne les perçoit… Et si les dangers sont largement fantasmés, est-ce que ça vaut la peine d’en faire tout un fromage ?

Certains s’obstinent à voir Napoléon partout, et on se demande bien pourquoi…