Afin que notre voyage au pays de la magie politique se déroule dans les meilleures conditions, il convient de préciser le vocabulaire que nous utiliserons. L’occasion de traiter d’une notion essentielle pour éviter la sortie de piste : la « misdirection ». Quand celui qui se présente comme un grand sage nous montre la lune, celui qui regarde le doigt est-il forcément un imbécile ?

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Sur ce site, nous parlerons indifféremment de magicien ou d’illusionniste pour décrire le professionnel de l’art magique. Le « prestidigitateur », lui, est celui qui se spécialise dans les tours faisant appel à des manipulations manuelles, ou « passes » (dont, dans le contexte politique, de fréquentes « passes d’armes » !).

Nous emploierons le masculin par défaut pour désigner le magicien ou le politicien type. Cette forme est à prendre comme un neutre plutôt qu’un masculin, quand bien même les illusionnistes de sexe féminin représentent une infime minorité de la profession. De fait, nous parlerons volontiers d’« assistante » plutôt que d’« assistant ». Ce sera notamment le cas pour les tours qui ont historiquement fait appel à une partenaire féminine pour permettre à un magicien mâle de récolter toute la gloire.

(Et nous laisserons ceux qui ont l’esprit mal tourné s’imaginer tout seuls à quoi les prestidigitateurs peuvent employer les « mains rapides » auxquelles l’étymologie du terme renvoie. Dites-vous bien que c’est pire chez les Anglo-Saxons, auprès desquels nous autres Frenchies jouissons d’une piètre réputation, à cause de la légèreté supposée de nos mœurs… Car, outre l’expression « sleight of hand », la langue anglaise emploie volontiers un mot tiré d’une locution française : « legerdemain » !)

La magie a toujours été une histoire de chauds lapins

L’art de l’illusion s’exerce par le biais de « performances » (par exemple, la pose de la première pierre d’un nouveau gymnase), souvent mises en scène sous la forme d’un spectacle (imaginez, à titre d’illustration, un congrès de campagne électorale). Ce n’est évidemment pas la seule possibilité : les performances peuvent tout autant donner lieu à une séance de magie de salon (comme au Salon de l’agriculture), de rue (pour distribuer des tracts) ou à la télévision (pour répondre aux questions d’un panel de Français).

Pour chaque tour, ce que le public perçoit, ce qu’il pense qu’il se produit, on le nomme l’« effet ». Si l’illusionniste enchaîne plusieurs effets à la suite, la séquence complète prend le nom de « routine ». La façon dont l’artiste opère vraiment pour réaliser le tour, c’est la « méthode », qui peut reposer sur un truc ou une technique particulière. Pendant l’exécution d’une routine, le magicien raconte une histoire, désignée sous le nom de « boniment » (« ensemble, tout devient possible », « le changement, c’est maintenant », etc.).

Bref, pour le politicien, la routine, c’est de raconter des boniments qui font de l’effet.

Quelques affiches vintage de spectacles de magie

Dès lors que, avide d’explications sur les secrets de la magie, vous cherchez à vous aventurer au-delà du miroir aux alouettes, un terme a tôt fait de croiser votre route : « misdirection ». Ceux qui l’emploient l’entendent généralement dans le sens de « détournement d’attention ». Dans cette acception simpliste, la misdirection fait référence à la façon dont un magicien tente d’attirer votre attention loin de là où se produit l’entourloupe.

Par exemple, le politicien remet une pièce dans le juke-box d’un problème que l’on croyait réglé (la laïcité). Pointe du doigt un bouc émissaire (le musulman immigré). Et se garde bien d’évoquer des faits qui ne sont pas sans rapport avec la choucroute (le concordat en Alsace-Moselle). Mieux : il jette un concept en pâture aux médias (« islamo-gauchisme », « wokisme »…), sans se donner la peine de l’expliciter, afin que les Français s’écharpent à tenter de décrypter la parole divine – et d’exorciser, à gauche comme à droite, leurs propres paniques morales.

Boris Johnson décrivait dès 2013 une manœuvre que l’on connaît depuis lors sous le nom coloré de « stratégie du chat mort » : balancez un chat mort sur la table à manger, et les convives ne pourront pas faire autrement qu’en parler ! Il est tout simplement impossible de l’ignorer : on ne peut pas ne pas réagir à une action aussi révoltante. Quand bien même on voudrait aborder des sujets plus importants, on ne parviendra pas à faire l’impasse sur cette chose qui nous dégoûte tant. Et c’est ainsi que la discussion se retrouve irrémédiablement détournée.

Ce serait pire encore en balançant un chat de Schrödinger sur la table…

« La raison en est qu’une chose est absolument certaine à propos du fait de balancer un chat mort sur la table à manger – et je ne veux pas dire que les gens seront outrés, alarmés, dégoûtés. C’est vrai, mais ce n’est pas le sujet. Le point clé […], c’est que tout le monde va s’écrier : « punaise, il y a un chat mort sur la table ! » ; en d’autres termes, ils parleront du chat mort, la chose dont vous voulez qu’ils parlent, et ils ne parleront pas de la question qui vous a causé tant de tracas. »

(Citation originale : “That is because there is one thing that is absolutely certain about throwing a dead cat on the dining room table – and I don’t mean that people will be outraged, alarmed, disgusted. That is true, but irrelevant. The key point […] is that everyone will shout “Jeez, mate, there’s a dead cat on the table!”; in other words they will be talking about the dead cat, the thing you want them to talk about, and they will not be talking about the issue that has been causing you so much grief.”)

Boris Johnson, cité dans cet article

Enfin, les politiciens les plus téméraires n’hésiteront pas à partir s’illustrer à l’étranger en attendant que les choses se tassent dans le pays (ils se cherchent un alibi le temps d’aller sauver quelques infirmières en Libye, et puis reviennent quelques années plus tard y déclencher un conflit). C’est de la diversion. Mieux, même : du divertissement ! De la distraction ! Puisque, ne l’oublions pas : la prestation de l’artiste, tout politicien qu’il soit, est avant tout une performance !

De l’art de déclencher une guerre pour se sortir d’un scandale

Cependant, les psychologues Peter Lamont et Richard Wiseman proposent une définition plus subtile du terme misdirection dans Magic in Theory : « ce qui détourne l’audience de la méthode pour l’orienter vers l’effet ». Appréhendée ainsi, la misdirection recouvre l’ensemble des moyens par lesquels le magicien parvient à donner l’illusion de réaliser l’impossible, et non pas seulement la diversion, qui n’est qu’une méthode parmi d’autres.

Le psychologue Gustav Kuhn et ses collègues ont ainsi tenté d’établir une taxonomie des différentes formes de misdirection, organisée en trois catégories correspondant à l’ordre dans lequel on fait l’expérience d’un tour :

  • La perception (ce que l’on voit, ou plutôt ce que l’on croit voir)
  • La mémoire (ce que l’on se décrit de ce que l’on a vu, et que l’on retiendra par la suite)
  • Le raisonnement (ce que l’on se raconte à propos de ce que l’on a vu, c’est-à-dire l’analyse que l’on s’en fait)

Comme nous le verrons, les politiciens ne dérogent pas à ces principes : ils tentent aussi bien de fausser nos perceptions que de tromper notre mémoire et de biaiser nos réflexions !

En conséquence, est-ce un signe de bonne santé mentale que de nourrir une certaine vigilance sceptique vis-à-vis de nos dirigeants politiques ? « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », proclame le dicton. Mais qu’est-ce qui nous dit que cet individu qui nous montre la lune est un sage (oui oui, même ceux-là) ? Et que cette chose qu’il désigne est bien la lune ? Pourquoi veut-il nous la montrer, d’ailleurs ? Ne nous croit-il pas capables de la voir tout seuls ? Ne voudrait-il pas que l’on se focalise sur l’astre des nuits pour éviter que l’on s’intéresse à ce qu’il fait en plein soleil ?

Bref, n’est-il pas légitime de garder à l’œil nos « misdirigeants politiques » ?